La communauté russe du Luxembourg organise ce samedi à 12h une manifestation de soutien à l’opposant Alexeï Navalny, arrêté dimanche et incarcéré jusqu’au 15 février.
Irina est une citoyenne russe qui travaille dans la finance au Luxembourg. La détention jugée illégitime de l’opposant russe Alexeï Navalny et plus largement la corruption qui sévit dans son pays l’ont poussée à se regrouper avec d’autres membres de la communauté russe du Grand-Duché pour faire entendre leur voix. Comme dans d’autres villes de Russie et du monde, les «Russes contre la corruption» organiseront ce samedi à midi une protestation devant l’ambassade de la Fédération de Russie au Luxembourg.
Alexeï Navalny est-il vraiment dangereux pour le régime?
Irina : Navalny est effectivement dangereux pour deux raisons principales. Tout d’abord, lui et son équipe de la Fondation anticorruption (FBK) ont réalisé un énorme travail d’investigation sur les cas de corruption des élites russes, corruption extrême au regard des revenus de la population. Or les autorités russes ont essayé ces dernières années de sacraliser le pouvoir. D’un seul coup, le président est devenu un tsar et s’est approprié le pouvoir. L’été dernier, la Constitution a même été changée, lui permettant d’effectuer deux mandats supplémentaires! Mais avec ces révélations extrêmement choquantes, dont la dernière en date sur le «Palais de Poutine» (lire encadré), la manœuvre ne prend plus vraiment. On se rend compte que le discret Poutine, qui ne montrait jamais sa famille, n’est pas un saint mais un criminel qui a volé son peuple.
L’autre raison qui fait de Navalny une menace, c’est qu’il a exprimé ouvertement ses ambitions politiques. En annonçant il y a quelques années qu’il pourrait envisager de devenir président, il est devenu un ennemi personnel de Poutine. Sa surveillance a d’ailleurs commencé à ce moment-là.
Quelle est la position du peuple russe à l’égard de Navalny?
C’est très difficile à dire, car les vrais chiffres en Russie n’existent pas, comme les vrais médias d’ailleurs. Navalny ne peut pas apparaître ou être nommé à la télévision russe… Il n’est donc pas couvert. Ceux qui connaissent son travail recherchent l’information hors des médias officiels et ont peut-être une vue critique sur ce qui est dit dans les médias d’État. Cependant, si on ne peut pas vraiment connaître le pourcentage de la population qui soutient Navalny, on peut constater que le niveau de soutien vis-à-vis de Poutine, très élevé par le passé, est au plus bas aujourd’hui, et ce, même d’après les chiffres officiels!
Les plus âgés, qui se souviennent des répressions du temps de Staline, peuvent avoir des réserves. Mais la nouvelle génération a accès à internet, ce sont des jeunes qui ont peut-être voyagé, qui sont plus tournés vers le monde et voient qu’il existe des modes de fonctionnement de la société différents, plus efficaces, meilleurs. Ils voient donc l’avenir autrement et n’acceptent pas la situation.
En Russie, il est impossible de s’exprimer contre la politique actuelle
Pensez-vous que la mobilisation en soutien à Navalny sera forte en Russie?
J’ignore combien de Russes iront manifester, car il faut bien comprendre que tous ceux qui iront dans la rue demain, en Russie surtout, prennent beaucoup de risques. On s’attend à beaucoup de provocations des forces de l’ordre et à une grande sévérité de la police à l’égard des manifestants. Cela fait peur, et c’est d’ailleurs l’effet recherché par les autorités. Aujourd’hui, malheureusement, ce droit primordial de s’exprimer, de manifester, n’est pas respecté. Il est impossible en Russie de s’exprimer contre la politique actuelle. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas vraiment d’opposition, de voix dissidentes.
La situation sanitaire est-elle utilisée comme une excuse pour empêcher les protestations?
Non, car lorsque les autorités ne veulent pas qu’une manifestation soit organisée, elles ne l’autorisent tout simplement pas, et c’était déjà le cas bien avant la pandémie. Les nouvelles lois promulguées par Poutine interdisent aux gens de se rassembler. L’opposition n’a d’ailleurs pas réellement le droit d’appeler les gens à manifester. On ne peut pas utiliser certains mots pour ne pas être reconnu coupable, on va donc dire : « On va se promener au centre de Moscou“, par exemple.
Pensez-vous que Vladimir Poutine tente d’instaurer une dictature?
C’est déjà en place! L’absence de liberté, l’impossibilité de s’exprimer, la répression menée par les forces de l’ordre, la justice qui n’est pas respectée, la corruption du chef d’État qui s’élève au minimum à plus d’un milliard d’euros, les prisonniers de conscience… Tout cela n’arrive pas dans un pays libre. Sans oublier que Navalny a été empoisonné par les autorités russes! Un État qui tente d’assassiner ses citoyens qui ont une voix dissidente… Bien sûr que c’est une dictature!
On doit avoir une vraie justice, le droit de s’exprimer, le droit de ne pas être tué pour avoir pensé autrement! Et je veux croire que la majorité de la population croit à ces valeurs, malgré quelques réserves et même si les gens ont parfois peur de s’exprimer. En restant silencieux, on laisse ces dirigeants faire tout ce qu’ils veulent et cela signifie que l’on est d’accord. Je crois que le moment est venu pour l’histoire de la Russie de dire « Non, nous ne sommes pas d’accord ». On ne veut pas d’une révolution ou d’un putsch, mais être respectés. Les événements récents sont notamment dus au fait que la population a laissé faire les autorités.
Pourquoi est-ce important pour vous de manifester au Luxembourg?
Nous tenons à nous montrer solidaires avec nos compatriotes. D’autant qu’ici nous vivons dans un pays libre, dans lequel nous pouvons nous exprimer. Et puis, nous restons connectés à notre pays de naissance, ce qui se passe là-bas nous touche. C’est aussi une façon d’envoyer un message à la communauté tant locale qu’européenne et même internationale : si la plupart des leaders européens ont appelé à la libération de Navalny, je crois qu’il faut maintenant prendre des mesures politiques voire économiques plus fortes à l’encontre de la Russie. Nous sommes en danger. On ne peut pas dire que ça ne nous regarde pas, cela se passe aux portes de l’Europe et la situation affecte 145 millions de personnes en Russie.
Tatiana Salvan
Le palais de Poutine
Incarcéré depuis son retour rocambolesque en Russie, l’opposant Alexeï Navalny a contre-attaqué mardi avec la diffusion d’une vaste enquête anticorruption visant le président Vladimir Poutine et le véritable «palais» dont il se serait doté sur les bords de la mer Noire. Un complexe de 7 000 hectares, soit «39 fois la taille de Monaco», qui aurait coûté quelque 1,12 milliard d’euros. Devenue virale, la vidéo, qui dure près de deux heures et est accompagnée d’un appel aux Russes à manifester samedi contre le pouvoir, a été vue à ce jour plus de 58 millions de fois. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a immédiatement rejeté ces accusations.