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Luxembourg : un « Ally Book Club» pour s’éduquer à l’antiracisme


Sabrina Castello et Noëlle Gerin espèrent que le projet permettra de faire évoluer les mentalités pour une représentation plus positive des personnes de couleur au Luxembourg (Photo : Tania Feller).

Sabrina Castello et Noëlle Gerin lancent «Ally Book Club» : des livres pour s’éduquer à l’antiracisme et offrant une représentation positive des personnes de couleur seront mis à la disposition du public.

Le meurtre de George Floyd, cet Américain noir mort étouffé sous le genou d’un policier blanc le 25 mai dernier, a bouleversé les foules et a rappelé, si besoin était, que le racisme était toujours prégnant dans nos sociétés dites modernes. Un évènement tragique qui a néanmoins rouvert le débat et a poussé deux amies, Sabrina Castello, enseignante de français, et Noëlle Gerin, juriste, à monter un projet qui vise à lutter contre le racisme.
Les deux jeunes femmes viennent en effet de lancer «Ally Book Club» : grâce à l’argent qu’elles seront parvenues à récolter, Sabrina et Noëlle financeront l’achat de livres traitant de l’antiracisme et offrant une représentation positive des personnes noires ou afro-descendantes. Ces livres, aisément repérables grâce à un autocollant estampillé «Ally Book Club», seront ensuite déposés dans les Bicherschaf – les boîtes à livres – de différentes communes du pays, afin que tout un chacun puisse s’éduquer sur le sujet et surtout, diffuser l’information autour de soi et ce, gratuitement. «Nous ne voulions pas que le coût d’un livre soit un frein», expliquent-elles.

Césaire, Angelou, Davis… Sabrina Castello et Noëlle Gerin se sont inspirées des listes de lecture établies par diverses associations aux États-Unis et en Europe à la suite du meurtre de George Floyd pour effectuer une sélection de quelque 200 ouvrages. Il y aura des livres pour tous les âges et tous les genres seront représentés : essais, autobiographies, romans… et même des livres pour les tout-petits qui ne savent pas encore lire. «La lecture a une influence considérable sur notre cerveau, au point de pouvoir en modifier le fonctionnement», rappelle Sabrina Castello.
L’enseignante, qui avait fait un mémoire à ce sujet dans le cadre de ses études, a déjà eu l’occasion de vérifier cet impact en mettant en place un projet similaire au Brésil l’an passé.

Modifier les attitudes raciales

Grâce à l’argent récolté au Luxembourg, elle avait pu acheter des livres ainsi que des jouets représentant des personnes de couleur pour une crèche. «Comment peut-on grandir dans un monde où il n’y a aucun modèle et quand il y en a un, il est négatif? On ne peut pas s’identifier et c’est désastreux. Mais ce n’est pas uniquement pour les personnes noires que c’est important de lire des ouvrages les représentant de manière positive. La recherche a montré que si une personne blanche, un enfant, lit des histoires avec des personnages noirs positifs, les attitudes raciales peuvent être modifiées et ce, quand bien même l’enfant évolue dans un milieu qui n’est pas ouvert à la question. Ce sont les effets de la fiction sur le cerveau, qui ne fait pas la distinction avec la réalité. Nous avons choisi de l’appliquer aux livres, mais cela se décline également dans l’art, les films, la publicité.»

À l’écoute de leurs amis, victimes d’un racisme «systémique au Luxembourg, comme ailleurs», les deux amies ont décidé de transposer le projet ici, au Grand-Duché. «Dans les discussions que nous avons pu avoir, on s’est aussi rendu compte que les personnes blanches étaient perdues et n’avaient pas les concepts de base de l’antiracisme. C’est important d’interagir, évidemment, et de poser des questions aux personnes concernées par le racisme. Mais c’est aussi notre responsabilité d’aller lire, de s’informer, de s’éduquer sur le sujet pour ensuite engager des discussions avec plus de bienveillance. Car l’approche est différente lorsqu’on est déjà conscient de certaines choses», souligne Noëlle Gerin.

Alors bien sûr, les jeunes femmes n’escomptent pas changer directement une personne foncièrement raciste mais espèrent que la diffusion des messages finira par porter ses fruits. «Quelqu’un de raciste ne va même pas prendre un livre traitant de l’antiracisme. Mais peut-être que cette personne sera touchée via quelqu’un de son entourage qui aura lu un de ces ouvrages et qui entamera une discussion à ce sujet.»
Des échanges qui pourront d’ailleurs être menés dès l’automne au sein du club de lecture, puisque le projet Ally Book Club, comme son nom l’indique, pourra évoluer en ce sens afin de poursuivre les discussions et engager le débat, auquel seront aussi invitées des associations.

Racisme décomplexé et remarques inconscientes

Si Sabrina Castello et Noëlle Gerin dénoncent bien sûr les remarques ouvertement racistes, verbalisées parfois de manière totalement décomplexée («Tu t’es lavé les mains, mais elles sont encore noires!» ou «Tu as mis les doigts dans la prise ce matin!», réflexion adressée à une personne portant une coiffure afro, qui se voit au passage constamment toucher les cheveux), elles attirent aussi notre attention sur les micro-agressions quotidiennes que les personnes blanches peuvent faire endurer à leurs concitoyens, parfois de manière inconsciente. Et les jeunes femmes de citer des petites blagues et autres remarques qui l’air de rien rappellent aux personnes de couleur qu’elles ne sont pas sur un pied d’égalité, comme cette question «Mais tu viens d’où?» ou «Tu parles bien luxembourgeois!» à une personne née ici, ou encore «Tu es belle pour une noire!».
«Il y a dysfonctionnements à tous les niveaux de la société», soulignent-elles. «À l’école par exemple, on demande de prendre le crayon Hautfaarf, le crayon couleur chair, qui est une sorte de rose. Mais cela correspond à la peau de qui? Cela signifie que le blanc est la référence, et c’est ce qu’on apprend aux enfants dès le plus jeune âge.»

Désapprendre pour réapprendre

«Les personnes blanches ont énormément à désapprendre et à réapprendre», martèle Sabrina Castello. S’éduquer pour lutter contre le racisme, encore et toujours, tel est le motto de Sabrina Castello et Noëlle Gerin. Lutter car pour les jeunes femmes, être contre le racisme ne doit pas être une simple posture intellectuelle, il s’agit de passer véritablement à l’action. «L’antiracisme est un vrai engagement, ce n’est pas juste ne pas être raciste ou être empathique. Ce n’est pas un effet de mode et c’est agir», insiste Noëlle Gerin.
«Pour les personnes blanches, qui ne sont pas directement touchées par le racisme systémique, c’est difficile de se sentir concernées», poursuit Sabrina Castello. «Or, ce racisme systémique est l’affaire de tout le monde. Car il faut être conscient du privilège blanc. Non pas qu’on a voulu avoir ces privilèges, mais on les a et c’est un fait. Quand on s’engage dans l’antiracisme, il faut donc non seulement reconnaître ces privilèges mais aussi vouloir y renoncer. Ça veut dire qu’à chaque fois, quotidiennement, lorsque je me rends compte que je suis privilégiée, je dois le refuser.»

Sabrina Castello cite cet exemple classique d’une sortie en discothèque où dans un groupe d’amis, les Blancs sont autorisés à entrer tandis que les Noirs sont refoulés. «Que peut-on faire? Tout simplement partir et dénoncer la situation, en faisant remonter l’information. Alors oui, on peut trouver cela fatigant de faire toutes ces démarches. Mais qu’en est-il alors pour les personnes qui subissent cela au quotidien? On n’a pas le droit de dire qu’on est fatigué et qu’on ne veut plus en parler, parce que « Je ne veux plus en parler » devient très vite « Je ne vois pas le problème » et alors effectivement, on n’en parle plus. Le moins que l’on puisse faire, c’est s’éduquer et continuer à en parler.»
Parler, mais pas en se plaçant comme détenteur d’un savoir, avec une forme de paternalisme et de condescendance, sachant que les personnes blanches ne sauront jamais ce qu’est le racisme systémique. Il s’agit plutôt de se rallier aux personnes de couleur, est c’est là tout le sens du nom Ally Book Club – Ally signifie allié en anglais : «Amplifier leurs voix avec l’idée de se rassembler.»

Tatiana Salvan

Cagnotte

Pour tous ceux qui souhaitent participer au projet Ally Book Club en aidant à financer l’achat de livres traitant de l’antiracisme et représentant positivement les personnes noires et afro-descendantes, Sabrina Castello et Noëlle Gerin ont ouvert une cagnotte Leetchi :
www.leetchi.com/c/allybookclub.
De plus amples informations sur le sujet ainsi que sur l’avancement du projet, comme les communes où les livres seront disponibles ainsi que la liste de lecture établie par les jeunes femmes, sont à retrouver sur les pages Facebook et Instagram @ally.bookclub.