Au Luxembourg, il faut travailler et avoir un domicile pour pouvoir se soigner. Médecins du Monde rue dans les brancards pour que chacun ait droit à une couverture sanitaire universelle.
«Il est mort dans mes bras cet hiver», avait répondu Steve (nom d’emprunt), marginal idéaliste, alors que je m’inquiétais il y a quelques mois de ne plus avoir croisé Bernard, un sympathique sans domicile fixe qui avait élu domicile dans le quartier quand il ne traînait pas devant l’Alma Bourse. «Un truc aux poumons», avait précisé Steve. Sa petite bande et lui ont ramené Bernard chez eux et l’ont veillé jusqu’au bout parce que personne ne doit mourir seul dans la rue. Malheureusement, qui dit en marge de la société, dit en marge des systèmes de soins et de santé. Une réalité contre laquelle Médecins du Monde se bat par des actions concrètes au quotidien et en revendiquant la couverture sanitaire universelle pour tous. Les leçons tirées lors de la crise du Covid-19 par l’association appuient ses convictions.
Au Luxembourg, être sans domicile fixe, sans emploi ou en situation irrégulière prive des hommes et des femmes de soins de santé élémentaires et nécessaires. «Le mal-logement est un marqueur de précarité aux conséquences lourdes sur la santé. Il entraîne des difficultés à suivre un traitement médical, des difficultés dans le suivi des rendez-vous médicaux, une incapacité à prendre soin de soi et à avoir des comportements préventifs. Les gens laissent traîner leurs maladies et arrivent chez nous à un stade trop avancé», expliquait jeudi Sylvie Martin, la directrice générale de Médecins du Monde (MdM).
L’année passée, 884 personnes ont poussé la porte d’un des centres de soins de Médecins du Monde au Luxembourg pour pouvoir obtenir des soins gratuits (2 285 au total depuis 2015). Cela représente près de trois mille consultations assurées par des professionnels de santé bénévoles. 95 % des bénéficiaires de l’aide de l’association vivent sous le seuil de pauvreté et 79 % n’ont aucune couverture de santé. 66 % de ces personnes n’avaient encore jamais eu recours aux services de l’association avant. Le nombre de cas ne cesse d’augmenter. «Ils ont doublé depuis le début du confinement. Nous craignons de rencontrer de plus en plus de personnes sans assurance sociale à cause de la crise économique qui fait suite à la crise sanitaire», indique Sylvie Martin. «Il nous arrive de devoir refuser du monde. Sur le long terme, cela va devenir de plus en plus difficile d’être disponible pour tout le monde. Le nombre de personnes sans assurance maladie a augmenté de 10 % entre 2018 et 2019.»
Pas question pour l’association de créer un système de santé parallèle, il s’agit juste de répondre à des besoins. «Nous soignons de vraies pathologies médicales. MdM, ce n’est pas de la bobologie», poursuit la directrice générale. «Nos bénévoles traitent gratuitement des urgences médicales. (…) 41 % des données médicales enregistrées concernent des pathologies sévères et chroniques. Cela veut dire que nous suivons des personnes dans des situations sociales très compliquées qui ont besoin d’un suivi très rapproché sur le long terme et qui auraient de vraies difficultés à accéder à leurs traitements médicaux sans MdM.»
«Non-assistance à personne en danger»
Des situations amplifiées et compliquées pendant la crise du Covid-19. MdM n’a pu se résoudre à fermer ses quatre centres de soins et à laisser ses bénéficiaires sur le carreau. Elle a donc revu son mode de fonctionnement habituel pour «protéger et confiner les personnes sans logement, sans CNS, âgées et atteintes de maladies chroniques graves», ainsi que pour «assurer la continuité de l’accès aux soins réguliers dont elles ont besoin», selon David Pereira, responsable des programmes nationaux. Il a notamment fallu développer une offre médico-psycho-sociale par téléphone (cependant, les personnes sans domicile fixe ont souvent du mal à recharger leur téléphone), une offre de substitution pour les toxicomanes en manque de produits stupéfiants (les frontières étant fermées, l’approvisionnement a été difficile) et, enfin, une offre médicale pour les bénéficiaires de la Wanteraktioun.
«Il est dur de retourner à la rue après avoir subi une opération parce qu’on n’a pas de chez soi. C’est pourtant une réalité au Luxembourg. C’est indigne et inacceptable!», martèle le docteur Bernard Thill, vice-président de l’association. «Selon l’OMS, la santé est un état de bien-être complet physique, mental et social. (…) Pendant la crise, on nous a dit de rester chez nous, de ne pas sortir. Mais que fait-on des sans-abri? Personne, à part les associations, ne s’est posé la question. (…) Laisser ces personnes exposées au virus revenait pour nous à de la non-assistance à personnes en danger, ce qui n’est pas compatible avec la morale des médecins.» Pendant le confinement, MdM est particulièrement venue en aide à six personnes gravement malades, âgées et sans abri avec l’aide de la ministre de la Famille depuis le 11 juillet. Quatre ont été admises dans des hébergements d’urgence de la Croix-Rouge et de Caritas, deux autres dans des structures médicalisées : l’une chez Omega 90 et l’autre, qui subit des chimiothérapies, dans un hôtel pris en charge par l’association.
«Un droit fondamental»
MdM a tiré des enseignements de cette expérience. L’association est plus que jamais convaincue «qu’il est possible de prendre en considération les personnes sans assurance sociale» (elle se base sur les tests de dépistage gratuits) et qu’une couverture sanitaire universelle de même que la généralisation du tiers payant sont plus que jamais nécessaires, surtout dans la perspective d’une crise économique qui risque de mettre davantage de personnes au ban de la société. Bernard Thill est d’avis que «la médecine préventive devrait être accessible aux personnes sans ressources pour éviter des catastrophes médicales» qui coûtent plus cher à l’État. «Le secrétaire général de l’ONU a estimé au mois de décembre dernier que chaque pays devait mettre en place une couverture sanitaire universelle avant 2030. Il s’agit d’un droit fondamental», note le médecin.
L’association est en contact permanent avec différents ministères. «Nous espérons sincèrement que des changements seront mis en place à la suite de la crise sanitaire», précise la directrice générale. «En interne à l’association, nous avons un groupe de travail qui prépare des propositions concrètes pour amener des outils permettant d’élargir l’assurance maladie ou pour permettre un accès plus grand au système de soins classique.»
Autres revendications de l’association : des structures d’accueil faisant le pont entre l’hôpital et la rue, un élargissement des critères d’admission des structures d’hébergement existantes en situation de crise ou encore un centre d’accueil d’urgence des personnes sans abri, comme la Wanteraktioun, qui soit ouvert toute l’année.
Sophie Kieffer