Des artistes luxembourgeois, un trottoir et des pensionnaires d’une résidence de retraite en confinement à leurs fenêtres, telle est l’essence du projet «Window Loving» initié par Frédérique Buck.
Solidarité, partage, échange sont des mots très à la mode depuis sept semaines. Mais entre les prononcer et les vivre, il y a une différence qu’une communauté en manque d’altérité expérimente deux fois par semaine depuis le 17 avril. Depuis leurs fenêtres, le salon ou le hall d’accueil, les pensionnaires de la résidence Belle Vallée assistent à des prestations d’artistes luxembourgeois. Les uns, confinés car vulnérables, ont besoin de contacts humains et les autres ont besoin d’un public pour faire exister leur art. Donnant-donnant.
C’est «Window Loving», un projet initié par Frédérique Buck, réalisatrice, auteure et humaniste. «L’idée initiale du projet est d’illuminer, d’apaiser le quotidien des résidents âgés confinés à travers des interventions artistiques, explique-t-elle. Nous nous appuyons sur la qualité créative des performances artistiques pour offrir aux résidents un instant d’émotion, de répit, de poésie, de rêverie, un instant de douceur et d’amour dans un quotidien que nous savons très marqué par la solitude mais aussi par un isolement accru depuis le début de la crise en raison de l’interdiction des visites ainsi que de leur peur de contracter le virus.»
« Certains résidents se sont beaucoup attachés à moi »
«Nous», ce sont des artistes luxembourgeois actifs dans différentes disciplines artistiques : Milla Trausch (actrice et flûtiste), Jean Bermes (piano et chansons folkloriques luxembourgeoises), André Mergenthaler (violoncelle), Nataša Grujovic (accordéon) et Charles Vincent, Betsy Dentzer (récit de contes), Véronique Kinnen (récital de chansons d’Édith Piaf), le duo Emanuela Iacopini et le chanteur Rajivan Ayyappan, Gintare Parulyte (performance narrative, création originale), Sophie Langevin (lecture de poésies) et Ayodele Oriade (chant).
Frédérique Buck connaît bien la résidence puisqu’elle y avait tourné La nuit, je rêve en 2019, un court métrage documentaire sur l’âge, la perte de mémoire, l’amour, l’impossible deuil et l’amour de la vie en fin de vie, le tout dans l’ascenseur de la résidence. «Certains résidents se sont beaucoup attachés à moi au cours du tournage et réciproquement, précise Frédérique Buck. Nous sommes restés en contact au fil des mois et lorsque la crise sanitaire et le confinement ont fait irruption, je me suis demandé comment je pouvais contribuer à soulager leur quotidien déjà très marqué par la solitude en temps normal. J’ai contacté quelques amis artistes autour de moi et de fil en aiguille nous avons monté « Window Loving » en quelques jours. La directrice de l’établissement a été partante tout de suite.»
Confinement oblige, les rencontres entre les artistes et les résidents se font à distance. Ce qui n’empêche pas les artistes de toucher et d’être touchés. Si «Window Loving» est avant tout un projet «artistique pluridisciplinaire d’inclusion sociale», il permet aux artistes participants de s’interroger sur leur rôle dans la situation actuelle, sur la notion de public, ainsi que sur l’espace public en tant que lieu d’intervention ou lieu d’échanges qu’il est devenu depuis le début du confinement.
De l’ascenseur au trottoir
«Le projet m’a plu tout de suite. Ce qui m’a intéressée est le contact à la fois indirect et direct que l’on peut créer, indique Milla Trausch, qui racontera l’histoire de Mélusine et la légende irlandaise de la hag de Beara. «Bien entendu, l’isolement et la solitude des personnes âgées m’ont également interpellée. Je trouve cela terrible d’être isolé de ses proches et coincé dans un quotidien qui se répète et qui est peut-être monotone. L’homme a besoin de contacts.»
Les contes choisis ne sont pas anodins. L’actrice a choisi «The Hag of Beara» parce qu’«il y a de l’action, c’est drôle et très visuel (NDLR : et cela parle du vieillissement). En général, le public réagit bien. Quant à Mélusine, tout le monde connaît l’histoire et peut s’identifier.» Milla Trausch a adapté les contes pour les parsemer de chansons et d’airs de flûte. «La musique facilite les contacts en ce sens qu’elle crée une atmosphère que le texte ne transmet pas forcément», explique la jeune femme.
Betsy Dentzer va clore l’expérience «Window Loving». La conteuse n’a pas encore d’idée fixe sur ce qu’elle va présenter aux résidents. «Le défi va être de communiquer avec la voix à distance. Ce que je raconte doit rester audible. Je dois trouver un thème qui ne soit ni trop trop long, ni trop complexe et qui me permette de travailler avec la langue et avec le corps, explique-t-elle. Il suffit d’un bruit parasite. Je dois m’y préparer.» Du coup, elle se dirige de plus en plus vers l’idée d’un texte sur les incompréhensions véhiculées par le langage. «Quels sont les signes universels non verbaux que nous comprenons tous ? Les capacités d’audition ? Les différences induites par l’âge ? Les traductions? J’ai déjà une idée en tête !», poursuit la jeune femme enthousiaste.
Le projet continue jusqu’au 20 mai
«J’adore ce projet ! Je trouverais dommage qu’en période de confinement le seul moyen de présenter de l’art passe par le biais des médias digitaux. Ce projet nous donne la possibilité de nous approcher des conditions réelles dans lesquelles nous sommes habitués à travailler en temps normal. Rien ne remplace les prestations en public, précise Betsy Dentzer. Cela nous fait du bien à nous aussi. J’ai été touchée par les témoignages de personnes âgées en proie à la solitude. Alors je suis fière de pouvoir ne serait-ce qu’un peu contribuer à leur changer les idées et à leur rendre ce quotidien plus supportable, même si ce n’est qu’une goutte d’eau.»
La jeune femme est tellement emballée par le projet qu’elle propose même spontanément de le prolonger : «Les personnes âgées n’ont pas souvent accès à la culture pour des raisons de mobilité ou de santé. Pourquoi ne pas leur amener la culture chez eux ? Des associations font déjà énormément en ce sens, mais pourquoi ne pas faire davantage ?»
«Window Loving» semble donc avoir rempli sa mission et avoir créé de la joie, du partage et de l’échange. Le projet se poursuit jusqu’au 20 mai. Il n’est pas destiné à attirer un vaste public, mais juste à permettre aux personnes âgées et seules de ne pas se sentir isolées et de bénéficier de moments rien qu’à elles, pensés pour elles. Le projet est soutenu par le ministère de la Culture et bénéficie d’un soutien technique de l’entreprise Audiovision ainsi que du soutien de l’atelier graphique Monogram pour l’identité visuelle.
Sophie Kieffer
Chantal Müller ne regrette pas d’avoir accepté d’accueillir le projet » Window Loving » au sein de sa résidence. Le bonheur de ses pensionnaires met la directrice en joie.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le projet « Window Loving » ?
Chantal Müller : Dès le début du confinement, j’ai pensé à faire appel à des artistes bénévoles pour organiser des activités divertissantes différentes au quotidien via les réseaux sociaux. J’ai rapidement dû y renoncer. Quand Frédérique Buck m’a contactée pour me parler de son projet, j’ai tout de suite accepté. La proximité physique est plus aisée pour une personne physique qu’une image sur un écran. Ces spectacles raccourcissent les journées et permettent aux pensionnaires de passer un bon moment. Ils rient, ils chantent… Ils oublient la situation. Cela fait plaisir de les voir ainsi. Frédérique Buck a eu le nez fin en proposant cette idée. Nous ne la remercierons jamais assez. Cela montre bien les sentiments qu’elle porte envers nos pensionnaires.
Quelle est la réaction de vos pensionnaires à ces spectacles ?
Les projets sont très diversifiés pour pouvoir contenter tout le monde. Les pensionnaires sont très impatients de découvrir les représentations à venir. Ils m’interpellent le matin pour demander quand aura lieu la prochaine et qui la donnera. Au début, ils se penchaient aux fenêtres de leurs chambres, à présent, ils descendent dans le salon pour être encore plus proches des artistes. Certains s’installent également à l’accueil pour prendre leurs distances. Ils sont heureux que cette initiative ait pu voir le jour. Ils réagissent différemment en fonction des performances. Par exemple, après celle de Jean Bermes qui avait chanté des chansons traditionnelles luxembourgeoises, ils étaient très joyeux et ont chanté toute la soirée tous ensemble.
Des voisins ou des habitants du quartier viennent-ils assister aux performances ?
Il y en a énormément. Un grand nombre de familles habitent dans notre rue. On voit les gens sur les terrasses ou à leur fenêtre. Et puis, il y a les promeneurs de la vallée de la Pétrusse qui sont attirés par la musique et débouchent dans notre rue. On remarque effectivement qu’au moment des performances pas mal de personnes s’arrêtent et écoutent. Des voitures s’arrêtent aussi ou les conducteurs font des signes en passant pour montrer qu’ils apprécient.
Seriez-vous disposée à poursuivre ce projet au-delà du confinement ?
J’aimerais beaucoup pouvoir continuer ce projet à un rythme régulier. Je ne sais pas si nous aurions toujours la chance de pouvoir à chaque fois recevoir des grands artistes comme cette fois grâce au projet. Il faudrait voir comment mettre une suite sur pied.
Recueilli par S. K.