Vendredi, le président de Luxair, Gilles Feith, a mis de l’eau dans son vin en annonçant que le crémant luxembourgeois sera de retour dans les avions dès que la crise sera terminée. Mais le goût reste amer…
«Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille», avait lancé l’ancien président français Jacques Chirac. Eh bien, ce dicton non dénué de bon sens s’applique parfaitement à cette affaire qui a remué beaucoup de vase au fond de la Moselle : le choix de Luxair – ou plutôt de son nouveau CEO Gilles Feith – de sortir les crémants luxembourgeois de ses avions (sauf le crémant Alice Hartmann, toujours servi en business).
Évidemment, Luxair a pris le choc de la pandémie de plein fouet. La crise lui a coûté près de 70 % de ses passagers et 150 millions d’euros l’an dernier. Pour redresser la barre tant qu’il le peut, Gilles Feith doit donc tailler dans les dépenses et il y va à la tronçonneuse plutôt qu’au sécateur. Il vise notamment le crémant servi gratuitement à bord, une tradition qui dure depuis des décennies et qui, il faut le dire, fait le charme de la compagnie. Le genre d’habitude à laquelle on prend goût et on s’attache.
Mais désormais, le crémant Poll-Fabaire (Vinsmoselle) ou la Cuvée de l’Écusson (Bernard Massard) sont remplacés au profit d’une Cuvée Spéciale Luxair, un mousseux brut à base de chardonnay élaboré par la société Grands Chais de France (GCF) à Landiras, dans la Gironde (Bordelais). Avec quels vins? Luxair a indiqué vendredi au Wort qu’il provenait du Jura, mais aucune indication ne figure sur la bouteille.
En visitant le site internet de Grands Chais de France, très grand faiseur originaire d’Alsace, on apprend qu’il est le premier vinificateur de France, qu’il est présent dans huit régions viticoles de l’Hexagone ainsi qu’en Allemagne, qu’il compte plus de 3 000 collaborateurs et que «le groupe a réalisé en 2018 un CA de 1,124 milliard d’euros, dont 80 % à l’export dans plus de 173 pays». GCF a notamment créé et développé la gamme JP Chenet, «marque de vins français la plus vendue dans le monde», à défaut d’être la plus remarquable. On se retrouve donc loin, très loin, à des années-lumière même, de l’ADN des vignerons du Grand-Duché.
Franchement, ça fait beaucoup de mal de voir nos vins comparés à ce mousseux
Et voilà que vendredi après-midi, devant le tollé provoqué par cette décision prise sans aucune considération pour la production locale, la compagnie nationale annonce à nos confrères du Wort que «dès que la situation s’améliorera, Luxair compte retrouver son catering d’avant-crise». Houspillé tant par les producteurs que les consommateurs et même les politiques, le président de Luxair fait donc marche arrière.
Il n’est toutefois pas inutile de remonter le fil d’une polémique qui laissera des traces. Comment se fait-il qu’une compagnie aérienne détenue par l’État à 39,5 % et par la Banque et Caisse d’épargne de l’État (BCEE) à 21,81 % (sources : www.luxair.lu) puisse à ce point faire fi des efforts colossaux mis en place depuis plusieurs années pour promouvoir le pays (dont le nation branding), notamment par les produits de haute qualité issus de son agriculture?
«Nous avions eu des discussions avec Luxair vers la fin de l’été, c’est vrai, mais depuis, nous n’avions pas eu de nouvelles de leur part, relève le président des domaines Vinsmoselle, Josy Gloden. J’ai appris que le mousseux avait été choisi lorsque j’ai vu les photos de cette bouteille postées par un voyageur sur Facebook. J’étais bien étonné… Luxair, depuis une trentaine d’années, a toujours été un bon client et nous trouvions que c’était une belle place pour trouver nos vins.»
Le directeur général de Bernard Massard, Antoine Clasen, a participé à une réunion similaire, et elle avait davantage porté sur les tarifs que sur la qualité des vins. «Luxair a demandé de nous aligner sur le prix de ce mousseux, mais nous avons refusé, il était bien trop bas. Ces bouteilles, c’est vraiment l’entrée de gamme de l’entrée de gamme… Franchement, ça fait beaucoup de mal de voir nos vins comparés à ça.»
Comment Luxair peut-elle servir un vin de cette qualité à ses passagers?
Et encore davantage lorsque à la télévision (RTL), Gilles Feith affirme que la qualité du mousseux n’est pas inférieure à celles des crémants et qu’il a simplement choisi le produit le moins cher. «La façon dont le président de Luxair a parlé de nous est malheureuse, ce bashing est un peu ridicule, juge avec une louable modération Antoine Clasen. Je comprends parfaitement qu’il doive faire attention à ses coûts, mais je ne pense pas que, structurellement, le prix de nos vins représente un problème majeur pour lui en ce moment.»
Le bannissement du crémant a eu le mérite de souder l’ensemble des vignerons, tous d’accord pour blâmer une décision qu’ils ne comprennent pas. Rassemblés lors d’une réunion du Fonds de solidarité viticole mercredi, ils en ont profité pour signer ensemble une lettre au Conseil de gouvernement.
«Je ne comprends pas que l’on puisse mettre nos crémants sur la même ligne que ce mousseux vendu à un prix ridicule, ce n’est pas sérieux, râle Ern Schumacher, le président des vignerons indépendants. Je soutiens complètement Vinsmoselle et Bernard Massard qui ont bien raison de ne pas entrer dans ce jeu-là. Luxair est une compagnie qui a une politique de qualité élevée, comment peut-elle servir un vin de cette qualité à ses passagers? Luxair devrait être fière d’être ce qu’elle est et fière, aussi, de servir des crémants luxembourgeois à bord. Cette situation est très triste, d’autant que ce n’est pas ça qui sauvera ses finances.»
Alors que l’appellation Crémant de Luxembourg célèbre cette année son trentième anniversaire, le peu de considération que lui offre Gilles Feith tombe particulièrement mal. Et les vignerons ne sont pas les seuls à s’en plaindre. Cinq députés de l’Est ont envoyé dès lundi deux questions parlementaires sur le sujet (Gilles Baum et Carole Hartmann pour le DP, Octavie Modert, Léon Gloden et Françoise Hetto-Gaasch pour le CSV).
Jeudi, Romain Schneider confiait au Tageblatt que bien qu’étant actionnaire, le gouvernement ne s’immisçait pas dans les affaires courantes de l’entreprise, mais qu’«en tant que ministre de l’Agriculture et seul ministre européen de la Viticulture, je ne me réjouis pas non plus de cette annonce […] qui va à l’encontre de nombreux efforts réalisés ces dernières années pour promouvoir les produits luxembourgeois, dont le crémant».
Venant d’une société détenue en bonne partie par l’État, cela manque de cohérence
Du côté de l’Institut viti-vinicole de Remich, l’antenne du ministère de l’Agriculture dédiée à la Moselle viticole, cette mise au ban a également énervé au plus haut niveau. Le directeur Roby Ley est direct : «Je regrette profondément cette décision de Luxair, notamment eu égard au travail effectué depuis de nombreuses années sur le nation branding, juge-t-il. D’autant que, justement, une des conclusions du rapport réalisé par Ernst&Young (NDLR : pour la promotion des vins luxembourgeois, en 2017) pointait sur la nécessité de réunir toutes les forces luxembourgeoises pour travailler ensemble. Venant d’une société détenue en bonne partie par l’État, cela manque singulièrement de cohérence.»
Lui aussi s’est senti blessé par les propos de Gilles Feith, plaçant la qualité du mousseux au même niveau que celle des crémants. «J’en doute fort. Et nos crémants ne sont pas trop chers, ce n’est pas vrai. Il suffit de voir le travail fourni par les vignerons pour comprendre que les coûts de production sont plus élevés que ceux de mousseux fabriqués selon des procédés industriels avec des vins venus d’on ne sait trop où.»
Finalement, cette histoire pourtant bien dispensable aura eu un mérite : elle démontre aux vignerons luxembourgeois la reconnaissance que leur voue le pays. Gilles Feith se retrouve si seul qu’il n’avait d’autre choix que de faire amende honorable. La place des producteurs mosellans, que Luxair a souhaité contester, sera vraisemblablement consolidée dans un avenir proche.
D’ailleurs, lucides sur le contexte général, les vignerons restaient optimistes sur une résolution rapide du conflit, même avant l’annonce de vendredi après-midi. «Je ne suis pas fâché contre Gilles Feith mais mon souhait, maintenant, est que l’on se retrouve autour d’une table pour discuter sereinement, avançait jeudi soir Josy Gloden. Comme je suis quelqu’un de positif, je me dis que la prochaine fois que nous prendrons l’avion, moi comme les membres des 200 familles qui font partie de Vinsmoselle, nous aurons le droit à une coupe de Poll-Fabaire!» Et d’ajouter dans la foulée, «mais attention, il ne sera pas question de brader nos bouteilles non plus». En clair, les billets Luxair ont un coût qu’il respecte, à la compagnie d’en faire de même avec son crémant.
Même tonalité chez Antoine Clasen : «Il faut donner un peu de temps au temps, pour que le président de Luxair se rende compte que son idée était mauvaise. Je reste confiant pour l’avenir.» Reste désormais à voir combien de temps Luxair estimera être encore en crise.
Erwan Nonet