L’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) a revu ses dispositifs d’apprentissage des langues avec la crise. Ses binômes numériques «bénévole-apprenant» signent une nouvelle aventure humaine à travers la crise.
Apprendre une langue seul, le nez dans un bouquin, c’est comme répéter ses gammes sans jamais jouer. Forte de ce constat, l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI), pionnière dans l’apprentissage gratuit des langues au Grand-Duché, a dû changer de braquet avec le virus.
«Dès la première vague, on s’est dit : mais comment va-t-on faire pour les tables de discussion et les cafés des langues?, explique Marc Faber. Tous ces gens qui font tant d’efforts pour apprendre l’une des langues du pays?» Dès fin avril, l’ASTI favorise le virtuel avec une nouvelle formule, auparavant peu utilisée, les binômes «bénévole-apprenant». Succès fou! «D’où une campagne nationale lancée en décembre pour recruter de nouveaux bénévoles», précise Marc Faber. Ces derniers sont 70 pour le moment, toutes langues confondues (français, luxembourgeois, allemand, anglais). Le concept? «On ne remplace pas les cours, il faut déjà avoir un petit niveau, du style A1. Nous proposons des mises en relation ajustées pour accomplir le but de l’apprentissage… parler!»
Marc Faber raconte cette anecdote croustillante, pour rappeler la genèse de l’accent humain mis sur l’apprentissage des langues à l’ASTI. «Il y a une dizaine d’années, l’ASTI dispensait des cours parfaitement académiques. Un jour, les apprenants en luxembourgeois sont venus nous dire : « mais où peut-on pratiquer cette langue régulièrement maintenant? » Entre immigrés ou au travail, ils avaient peu l’occasion de parler en luxembourgeois! De là est née l’idée des premières tables rondes, puis des premiers cafés des langues, où l’accent social et encore plus fort, qui se sont multipliés dans tout le pays.»
«Je redécouvre ma propre langue»
En se concentrant sur la formule binôme virtuelle, Covid oblige, l’ASTI renoncerait-elle à la dimension sociale et humaine? Pas vraiment, comme nous l’explique Claude Molitor, retraitée et bénévole en français, installée depuis 40 ans au Luxembourg. «J’ai deux rendez-vous de 45 minutes par semaine avec une dame depuis novembre. C’est quelqu’un de très méritant, qui souhaite parler le français pour des besoins professionnels. Chaque semaine, nous parlons de nos vies, dans les petits moments comme les instants plus marquants. Ce sont des phrases sur les déguisements pour le carnaval des enfants, sur des contacts avec des proches ou la famille, parfois sur des parcours de vie.»
L’aspect technique de la conversation domine. Claude demande d’ailleurs aux apprenants s’ils préfèrent être corrigés à la moindre erreur ou à la fin de l’échange. «Mais l’enrichissement mutuel est là, incontestablement.» Y compris d’un point de vue linguistique! «Je redécouvre ma propre langue maternelle, sourit Claude. La dernière fois, l’apprenante me demandait : pourquoi dit-on « drôle de situation » quand ce n’est pas drôle? Une autre fois, il s’agissait d’expliquer le fait d’être « à côté de la plaque ». J’ai dû faire des recherches, moi-même je ne connaissais pas les racines de cette expression!» Pas simple non plus d’expliquer derrière un ordinateur le fait de «marcher sur la tête»! Le courant finit toujours par passer…
Michele Fanelli, lui, est de l’autre côté du rideau : c’est un apprenant (et donc pas un «élève» donc, puisque ce ne sont pas des cours). Serveur dans un restaurant italien, il est arrivé au Luxembourg en octobre 2019, depuis le Portugal. Son parcours de vie est plein de voyages : «Je suis italien, j’ai travaillé tout un temps en Grèce, puis au Portugal. Ma femme est portugaise. Quand elle a proposé qu’on se rapproche de sa maman au Luxembourg, je me suis dis pourquoi pas, sans trop connaître le pays.» Au départ, Michele maîtrise les mots de français qui lui suffisent pour comprendre les clients. « Bonjour, voulez-vous de l’eau? Et avec ça?, récite Michele. Mais c’est lassant de parler comme un robot.»
Mettre les confinements à profit
Avec sa mise au chômage technique, fermeture des restaurants oblige, Michele n’a pas perdu de temps pour meubler son CV. Il parle d’ailleurs déjà un français appréciable! «J’échange via Instagram avec le bénévole. La vidéo passe bien. Je crois qu’elle est avocate, du moins travaille-t-elle dans la justice. Nous parlons de nos repas, de nos pays, de l’Italie, du Luxembourg… Nous parlons de la différence entre les pays.» Il doit aussi affronter quelques situations cocasses avec la langue de Molière. «La chambre est une pièce, c’est ça?», sourit-il. Michele sent qu’il progresse, en même temps qu’il entrevoit un Luxembourg plus large. «Je parle en portugais à la maison avec ma femme, en italien au travail avec mon patron… c’est important de parler français pour moi.»
Les rencontres ouvrent parfois des horizons encore plus lointains. Marc Faber conclut avec cet échange incroyable. «Une demoiselle voulait apprendre l’anglais, je me suis porté bénévole pour les échanges. C’était lors du premier confinement. Je trouvais que la connexion passait mal. J’ai fini par demander d’où elle se connectait… le Brésil! C’est un papy brésilien du quartier de l’ASTI qui avait vu la pub chez nous et qui s’était dit « tiens, je vais en parler à ma petite-fille, si elle veut progresser en anglais ». Petite fille géolocalisée au Brésil, donc!» Ou comment faire de l’international en partant du local.
Hubert Gamelon
Comment ça marche?
• L’ASTI compose les binômes en évaluant le niveau des apprenants et des bénévoles (qui peuvent «enseigner» dans une langue qu’ils maîtrisent parfaitement, même si ce n’est pas leur langue maternelle), ainsi que les disponibilités horaires des bénévoles.
• L’ASTI peut se réserver le droit d’un refus, si l’association sent que l’apprenant n’a pas la base nécessaire pour échanger un minimum (équivalente au niveau A1). «Ces cas sont rares : deux refus pour le moment», précise Marc Faber.
• Une autonomie s’installe rapidement : l’ASTI amorce la pompe, mais c’est au binôme de faire vivre l’expérience en se mettant d’accord sur un rythme (une à deux fois par semaine, pour généralement 45 min) et un engagement fiable. Les échanges se font par rendez-vous en visioconférence, peu importe le logiciel de prédilection.
• Il n’y a pas de condition de résidence dans le pays. Les frontaliers peuvent par exemple devenir apprenants ou bénévoles.
• Le dispositif est totalement gratuit. L’ASTI agit comme un «laboratoire d’idées pour promouvoir une société plus solidaire et ouverte». La connaissance des langues est un moyen d’y parvenir, un lien concret.
• L’ASTI recherche particulièrement des bénévoles qui parlent le luxembourgeois. C’est la première langue demandée, en quasi-égalité avec le français, mais les bénévoles en français sont plus nombreux.
• Il est possible d’apprendre l’allemand et l’anglais aussi.
Pérenniser l’expérience numérique après la crise?
L’ASTI, comme chacun dans son travail, a découvert tout le potentiel du distanciel avec la crise. «En l’état des choses, le problème du virus ne va pas se résoudre demain : nous devons persévérer dans le virtuel, puisque la demande est là.» L’ASTI espère rétablir des tables rondes (un bénévole pour cinq apprenants ou plus) après la crise et, surtout, la promotion des cafés des langues. «Là, l’objectif de convivialité et de lien social devient aussi important que la langue elle-même», précise Marc Faber. Mais clairement, la formule «binôme virtuel» devrait perdurer, puisqu’elle offre un complément efficace aux autres dispositifs et qu’elle s’inscrit dans une démarche sociale d’attention aux autres, comme nous l’avons vu.