À 60 ans, c’est la consécration ! Le chef René Mathieu a vu son audace de se lancer dans le végétal récompensée : son restaurant La Distillerie vient d’être nommé pour la deuxième fois consécutive meilleur restaurant de légumes du monde.
Tablier noir et baskets blanches, le chef René Mathieu s’active encore. Il est 14 h 30, le service est bientôt fini, mais son engagement tient jusqu’à la dernière minute. Ce jeudi midi, La Distillerie affiche une fois de plus complet. Il faut dire que le restaurant du château de Bourglinster vient pour la deuxième année consécutive de remporter un prestigieux prix, et pas des moindres : celui de meilleur restaurant de légumes du monde, décerné par le «We’re Smart Green Guide», le Guide vert, une référence mondiale en matière de gastronomie végétale. Et depuis, «ça explose !» – les réservations sont prises jusqu’à fin janvier !
Une consécration pour ce Belge de 60 ans, qui voit couronnée une carrière – et une vie – entièrement dédiée à sa passion, la cuisine. Le prix vient récompenser son audace aussi : René Mathieu a pris la décision de se lancer il y a dix ans dans le végétal, loin de la tendance à l’époque. «Un cuisinier ne fait qu’apprendre tout au long de sa vie et puis à un moment, il y a un déclic, généralement vers la cinquantaine. On se demande alors : qu’est-ce que je fais maintenant ? Je veux créer ma propre identité et pour cela, il faut savoir d’où l’on vient et où on veut aller», confie-t-il.
Pour cet amoureux de la nature, le choix du végétal s’est finalement imposé comme une évidence face aux enjeux écologiques que nous rencontrons. Même si lui-même n’est pas du tout végétarien, il veut «pousser à la réflexion : comment se nourrir demain ? Que peut-on faire avec ce qu’on a autour de nous sans avoir à aller chercher tous les éléments au bout du monde ? Car il y a tellement de choses alentour ! Il y a un potentiel inimaginable, mais complètement perdu et méconnu».
«Devant le fait accompli !»
Pendant plusieurs années, La Distillerie, qui propose alors une carte à 80 % végétale, continuera d’afficher de la viande et du poisson au menu. Et puis il y a deux ans, avec la crise sanitaire, le chef Mathieu et son équipe, «sans laquelle [il] ne serait rien», décident de sauter le pas et de ne proposer plus que du végétal. «Pendant le confinement, on a pris le temps de faire des recherches, de trouver des nouvelles techniques, car il n’y a pas d’école pour cela. Et on l’a fait ! Il faut changer ses habitudes. C’est pour cela aussi qu’on a décidé de passer au 100 % végétal, car il y avait toujours des récalcitrants qui n’osaient pas y aller, ils avaient peur que la viande leur manque. Maintenant, comme c’est supprimé, ils sont devant le fait accompli ! Ils font une expérience et peuvent ensuite tirer leurs propres conclusions.»
Que les plus gourmands des gourmets se tranquillisent : ici, on ne sort pas de table en ayant faim. «On ne sert pas deux carottes et un petit pois !», rassure René Mathieu dans un éclat de rire.
Respecter la saisonnalité
À la Distillerie, pour un peu plus d’une centaine d’euros, on ne choisit pas les plats, il suffit de se laisser guider. Le menu est fonction de ce qui pousse alentour, et donc des saisons. Pas question d’importer des légumes du bout du monde, ou de proposer des tomates en hiver. «Le terroir a sa richesse et la saisonnalité est importante. C’est essentiel de vivre en harmonie avec l’endroit où tu te trouves. La nature est bien faite : en hiver, ici, poussent des racines, des choux, or notre organisme a besoin d’être renforcé avec le climat plus froid. Tandis qu’en été, on a besoin de plus s’hydrater et les aliments sont gorgés d’eau. Il faut réapprendre tout cela. On n’informe pas les jeunes, on ne les prépare pas à demain. On les prépare juste à l’argent.»
Du coup, il faut s’adapter. À l’abondance de l’été, succède la richesse de l’automne, avec des légumes dont le goût a évolué, qui développent d’autres propriétés. Pour l’hiver et le printemps, «on va prendre des réserves de légumes d’automne qu’on va garder en terre pour qu’ils mûrissent. Ce sera certes une gamme de produits qu’on aura déjà mangés l’hiver mais avec un goût complètement différent».
La cueillette (bruyère sauvage, aubépine, genévrier…), René Mathieu s’en charge lui-même, «dans un rayon de deux kilomètres autour du restaurant». Pour le reste, il se fournit chez des maraîchers du coin. Pas forcément bio, concept auquel il ne croit plus vraiment. «C’est devenu une marque. Avant, pour moi, le bio était le signe que c’était artisanal. Aujourd’hui, c’est devenu une industrie.»
Ce qui lui importe, c’est de soutenir les producteurs locaux. «Avoir un jardin ne m’intéresse pas car on travaille dans la durabilité, il s’agit donc aussi de soutenir un pôle économique. Et en faisant confiance aux producteurs, ils grandissent avec nous. Développer une économie locale, ça ne devrait pas être notre rôle, mais je ne suis pas convaincu que les politiques le font de la bonne manière.»
D’un naturel engagé
Il est comme ça, René Mathieu, engagé, dans sa cuisine comme dans la vie. «Je vais bientôt faire une conférence pour une banque, mais je suis là pour rentrer dedans, pas pour être complaisant. Je vais dire : pourquoi ne soutenez-vous pas les petits ? Les grandes structures gaspillent tellement en plus ! Soixante pour cent de la production vont à la poubelle. Ne doit-on pas devenir plus raisonnable et se contenter de moins et de mieux ? En plus, agissant comme on le fait actuellement, en important tout, on engendre un désert d’identité de région ou de pays.»
Le respect de la nature et de l’humain revêt en effet une importance vitale pour lui. C’est pour cela d’ailleurs qu’il se montre autant à l’écoute des jeunes, lui dont «l’âge commence à se faire sentir
!» : «L’important, c’est de se sentir bien et de garder l’esprit jeune, surtout dans la communication avec l’équipe. Ne pas être un vieux grincheux, c’est primordial, sans quoi il pourrait y avoir des conflits de générations, ce dont je n’ai vraiment pas envie.»
Il comprend ces jeunes, qui ont toujours la passion, indiscutablement le talent aussi, mais qui ne veulent plus faire autant de sacrifices que leurs aînés. «Ils veulent une vie à côté. Et ils ont raison.» Des sacrifices, René Mathieu lui en a fait énormément, «tout le temps. Au niveau familial, au niveau social, au niveau de tout. Mais quand la passion dépasse ça, finalement, ça ne nous manque pas, on s’en fout».
Mais les contraintes, le manque de respect, les conditions salariales, font qu’aujourd’hui il y a une «grosse pénurie dans le métier. On les a dégoûtés». «Beaucoup de jeunes vont dans la cuisine par dépit. Ou croient qu’ils sont passionnés, mais cuisiner, ce n’est pas juste cuire un légume. Toutes les émissions de téléréalité ont montré le métier, c’est bien, mais elles ont aussi complètement faussé les choses. Elles donnent une image positive mais irréaliste, cela n’a rien à voir avec notre quotidien. Il faut tout remettre en question, que le travail soit moins contraignant et donner un peu plus de libertés aux jeunes.»
Tatiana Salvan
Ses pairs qui l’inspirent
La liste de ceux que le chef René Mathieu admire est longue, mais les derniers en date sont le chef triplement étoilé Daniel Humm, qui propose depuis cette année à New York une cuisine elle aussi totalement végétale. Autre cuisinier qui le «fascine» : René Redzepi, chef du célèbre Noma à Copenhague. «Je suis allé manger chez lui, j’aime beaucoup sa philosophie. Il est très proche de la nature et fait un travail en profondeur.» Sans oublier, Ferran Adrià, considéré comme l’un des meilleurs cuisiniers du monde. «Il nous a mis une claque à tous avec sa cuisine moléculaire. Il a apporté énormément au niveau technique.»
Le conseil du chef
«Pour qu’un légume apporte de bons nutriments, il faut trouver le bon mode de cuisson et la bonne température. Souvent, les gens cuisent les légumes dans l’eau, grave erreur! Ils sont déjà pleins d’eau. Le mieux c’est en cocotte fermée, toujours à basse température ou poêlé très rapidement. La friture s’avère intéressante. En effet, parfois pour se donner bonne conscience, on va manger des carottes crues par exemple, or les propriétés d’un légume ou d’un fruit sont assimilables dans notre corps par un corps gras. D’autant que les légumes aujourd’hui ont perdu énormément de leurs valeurs nutritives, car avec la culture intensive on a épuisé les sols. Les plantes sauvages sont elles aussi riches en nutriments. Par exemple, il suffit de cuire deux pommes de terre et deux oignons dans de l’eau. Une fois que c’est cuit, on ajoute des orties et on mixe. On obtient un potage vert pétant bien riche.»
Portrait chinois gourmand
de René Mathieu
Si j’étais un légume, je serais un poireau, parce qu’il a toujours la tête dans la terre!
Si j’étais un fruit, je serais une pomme. La pomme, c’est le terroir et puis j’ai un profond respect pour les producteurs de pommes du Luxembourg, qui font un travail exceptionnel.
Si j’étais une plante sauvage, je serais la mauve sylvestre, pour sa douceur.
Si j’étais un plat, je serais tout ce qui est à base de pomme de terre. La pomme de terre, c’est notre identité, plein de souvenirs, le légume que tout le monde connaît et qui a nourri plein de générations.
Si j’étais un dessert, je serais du chocolat, pour son côté gourmand et parce que bien fait c’est un aliment très intéressant. Même si ce n’est pas local, beaucoup de chocolatiers ont une démarche écologique.
Si j’étais une boisson, je serais le spritz au sapin – une création de mon second, Archibald Deprince. C’est mon modèle de la jeunesse du futur.
Si j’étais un ustensile, je serais un couteau. Sans couteau tu ne fais rien! Et ça peut parfois te sauver!
Si j’étais un livre de cuisine, je serais le mien! Végétal, mais il n’est plus disponible. Sinon, ce serait un vieux grimoire sur les plantes.
C’est dommage de parler de respect de la nature et de ne même pas faire l’effort d’être végétarien lorsque l’on connait l’impact dévastateur de l’élevage et ses succédanés sur l’environnement et le climat (sans même parler de condition animale). René Mathieu a pourtant un si formidable coup à jouer en matière d’image. Soyons cohérents, sortons de notre dissonance cognitive. Soit on s’en fout et notre steak prévaut sur l’environnement, soit on s’en passe totalement et on se régale en se contenant de cette cuisine végétale si formidable.