La présidente de l’Association des infirmiers et infirmières du Luxembourg (ANIL), Anne-Marie Hanff, évoque la situation de la profession pendant la crise sanitaire et de manière générale.
Depuis mars dernier, les infirmiers et les infirmières sont, comme l’ensemble du personnel soignant, en première ligne dans la lutte contre le coronavirus. Anne-Marie Hanff craint qu’«après la pandémie, beaucoup d’infirmiers et d’infirmières claquent la porte». La présidente de l’Association des infirmiers et infirmières du Luxembourg (ANIL) estime également qu’«il est temps que les infirmiers et infirmières soient valorisés et reconnus».
Comment vont les infirmières et les infirmiers aujourd’hui ?
(Un temps de réflexion). Cette crise du Covid-19 est un véritable marathon. Et maintenant, comme les chiffres ne baissent pas… Avant on avait l’espoir que la situation allait se détendre, mais aujourd’hui on se dit qu’avec les fêtes qui arrivent, cela risque de devenir encore pire. On se pose la question : combien de temps peut-on encore garantir les soins aux gens ?
Tout le monde doit prendre ses responsabilités
Vous craignez une hausse des cas pendant la période des fêtes ?
On est aujourd’hui au bout de nos forces. Le système hospitalier et de santé est à la limite. On a vraiment peur de ces deux semaines après Noël. Tout le monde sait que ce n’est pas vraiment dans notre culture de fêter Noël en petit comité, nous craignons que les gens ne respectent pas les mesures ou alors invitent plusieurs fois deux personnes dans la même journée. Et donc que le virus circule fortement. Le Covid peut toucher tout le monde. Si vous perdez quelqu’un parce que vous n’avez pas respecté les restrictions et qu’il a été infecté pendant les fêtes, c’est là que cela va faire mal… Tout le monde doit prendre ses responsabilités.
Les infirmiers et infirmières étaient-ils préparés à faire face à une telle pandémie ?
Non, pas vraiment. En tant qu’association, nous nous sommes très vite mis en contact avec les associations d’infirmiers et d’infirmières d’autres pays européens comme l’Italie ou l’Espagne. Leur expérience faisait plutôt peur. Personne ne pensait que cela allait se développer comme cela et que cela allait durer aussi longtemps.
Tout le monde tient-il le coup ?
Si des études ont été réalisées dans d’autres pays, on n’a pas encore de chiffres ici. On a peur qu’après la pandémie beaucoup d’infirmières claquent la porte. Tout le monde est épuisé. On sent sur le terrain que les gens en ont marre, qu’ils sont en burn-out et dégoûtés. On est habitués à voir des gens mourir. Une partie de notre travail est de les accompagner et cet accompagnement nous aide aussi à pouvoir vivre avec ça. Même s’ils sont morts, nous avons fait tout notre possible pour les accompagner. Ils ont eu la possibilité de dire au revoir à leur famille. Mais aujourd’hui, ce n’est plus possible. Par exemple, aux soins intensifs, l’intubation se décide très vite pour les patients Covid et les gens doivent dire au revoir par téléphone. Et on sait que la moitié des personnes intubées ont un risque élevé de ne pas survivre…
Il y a une forme de déshumanisation ?
Tout ce toucher avec des gants, éviter le contact si possible… Lors du décès d’un patient, normalement, on le lave et l’habille avec la famille pour dire au revoir. Dans les maisons de soins, les infirmières sont aux côtés des personnes pendant plusieurs années. Donc, il y a un lien qui se crée et les infirmières ont aussi besoin de dire au revoir. Mais maintenant, il n’y a plus rien.
Est-ce que le métier a évolué pendant cette crise ?
Notre métier s’est toujours développé au cours des crises et des enseignements vont être tirés de cette pandémie. Par exemple, lors de la Première Guerre mondiale, on s’est rendu compte qu’il fallait quelqu’un qui surveille le malade et travaille en étroite collaboration avec le médecin. Ensuite, au fil des années, le métier est devenu une profession. En tout cas, il est en train de devenir une profession. Parce qu’au Luxembourg, nous ne sommes pas encore arrivés à ce stade…
On a senti un désaccord des pays voisins pendant cette crise
C’est-à-dire ?
Normalement, une profession fait également de la recherche et se développe de manière académique. À Luxembourg, nous n’en sommes pas encore là. Nous profitons des pays voisins et de la science internationale.
Aujourd’hui, environ 65 % du personnel soignant vient des pays voisins. Avez-vous eu peur de la fermeture des frontières pendant cette crise ?
Oui. Si les pays voisins avaient décidé de fermer, nous n’aurions pas pu faire face à cette crise. Mais déjà avant la pandémie, nous avons alarmé les politiciens sur cette situation. Cela fait plusieurs années que les recrutements se font chez les voisins. On a aussi senti un désaccord des pays voisins pendant cette crise. En 2010, un document a été signé par de nombreux pays, dont le Luxembourg, pour un recrutement éthique du personnel soignant. Aujourd’hui, le Luxembourg recrute toujours deux tiers de son personnel à l’étranger alors que les pays autour de nous sont en la matière en dessous de 10%. Or le but défini par l’OMS est de réduire d’ici 2030 le recrutement du personnel à l’étranger. Sans oublier que, d’ici 2035, 40% du personnel infirmier va aller en retraite. Et que les besoins en soins vont augmenter comme la population va vieillir. Il faut donc former, former, former…
Comment expliquez-vous cette dépendance ?
Il y a notamment une défaillance de notre système de formation. Le diplôme n’est pas intéressant pour les jeunes. Pour faire cette profession, ils doivent se décider à l’âge de 16 ans. C’est trop tôt. Et c’est une formation de quatre ans : deux ans au niveau secondaire et deux ans post-bac. En fait, c’est un bac+2. Ces inconvénients font qu’on constate qu’il y a beaucoup de jeunes qui ne terminent pas leur formation.
Et le niveau de formation est-il suffisant ?
Les professeurs n’identifient pas beaucoup de jeunes qui auront les compétences pour terminer la formation. Je siège dans la commission des programmes et les discussions vont toujours dans le même sens : trouver des points pour faciliter les choses. Mais aujourd’hui, nous sommes arrivés à un point où on ne peut plus baisser le niveau. Ensuite, l’autonomie est l’une des qualités requises pour faire ce métier. Mais au cours des deux premières années de formation, on apprend aux élèves à travailler selon des règles strictes et au cours des deux années suivantes, on attend qu’ils travaillent selon des principes, qu’ils soient autonomes et prennent leurs responsabilités. C’est souvent difficile pour les étudiants de passer de l’un à l’autre. Ce serait plus simple, pour eux, de les mettre tout de suite dans la bonne façon de travailler. Ensuite, le Luxembourg est le seul pays qui ne donne pas la possibilité de faire un bachelor en soins infirmiers. Il faudrait réformer tout le système de formation pour répondre à la réalité du métier.
Quel serait le système idéal de formation ?
Le système français, c’est-à-dire une formation post-bac, serait quelque chose d’envisageable pour le Luxembourg. La formation des infirmières mais aussi celle des aides-soignantes et des aides socio-familiales doivent être revues. Il faut également retravailler les attributions, qui datent de 1992, alors que le métier, les compétences requises et les responsabilités ont évolué. Par exemple, c’est l’infirmière qui dit au médecin quoi écrire sur son ordonnance pour un pansement parce qu’elle a une formation de plaie. Le métier doit aussi évoluer vers la mise en place d’infirmières de pratiques avancées. Ce sont des infirmières avec beaucoup d’expérience et plus de compétences. Elles pourraient faire des consultations avec un médecin et aussi prescrire des médicaments ou prolonger des médicaments lorsque la situation est stable. Elles peuvent visiter les patients à la maison et les surveiller. Cela arrangerait les médecins généralistes, car ils n’ont pas le temps de faire des visites à domicile.
Aujourd’hui, le pays compte quelque 6 000 infirmiers et infirmières…
6 214 exactement et 1 130 avec une spécialisation.
Est-ce suffisant ?
Non. Nous n’évaluons pas le manque de manière chiffrée, mais il y a un manque parce qu’on n’arrive pas toujours à faire notre travail dans les meilleures conditions.
Formation, attributions, effectif… Vous voulez tout remettre à plat ?
Exactement. Il est temps que les infirmiers et les infirmières soient valorisés et reconnus.
Où est la réforme du secteur de santé ?
L’ANIL a également fait part de sa déception après le discours sur l’état de la Nation du Premier ministre Xavier Bettel…
Nous n’avons pas compris pourquoi il n’a rien dit sur les infirmières. Au début, certains pensaient que nous étions déçus parce qu’il n’a pas assez remercié les infirmières, mais non. Nous sommes en pleine pandémie avec une pénurie de personnels soignants et il n’a aucun mot sur comment il veut améliorer la situation dans le système de santé. Il a énuméré beaucoup de réformes comme celle du congé sportif… Mais où est la réforme du secteur de santé ? Paulette Lenert (NDLR : la ministre de la Santé) est très engagée, elle essaie vraiment de mobiliser. Le problème est que les soins sont dépendants de plusieurs ministères : la formation, c’est le ministère de l’Éducation nationale et celui de l’Enseignement supérieur, l’hôpital, c’est le ministère de la Santé, le long séjour, celui de la Famille, le financement, c’est le ministère de la Sécurité sociale et aussi la Famille, après il y a aussi le ministère du Travail et aussi celui des Finances… En 2019, il y a déjà eu beaucoup de recommandations dans le rapport de Marie-Lise Lair, mais cela n’a pas avancé, parce qu’il y a un ministère qui dit « ce n’est pas ma responsabilité, c’est un autre qui s’occupe de ça ». Et finalement aucun ne prend la décision. Il faut trouver une solution pour faire avancer les choses.
Fin novembre, vous avez été reçues par le Premier ministre. Vous a-t-il rassurée ?
Il a pris la décision d’organiser une table ronde avec tous les ministères qui sont liés aux soins au Luxembourg et de discuter de nos demandes. J’espère que cela ne va pas s’arrêter là, qu’il y aura un suivi, des actes, des actions concrètes… Il faut vraiment que le gouvernement propose une vision des soins et du système de santé sur le long terme. C’est aussi sa responsabilité.
Entretien avec Guillaume Chassaing