Pas de couvre-feu ni de mesures sanitaires plus strictes. Gabriel Boisante, patron de cinq établissements, est soulagé par la décision du gouvernement.
Alors que les pays voisins mettent en place des couvre-feux, le Luxembourg a décidé de ne rien décider ou du moins a rappelé le devoir de vigilance de chacun face à la crise sanitaire. Une décision qui soulage le secteur de l’Horeca et Gabriel Boisante, patron de plusieurs lieux festifs du pays comme l’Urban City, l’Urban Belval, le Mamacita, le Paname et le Bazaar.
On peut parler d’un soulagement après l’intervention du gouvernement samedi et sa décision de ne pas mettre en place de nouvelles contraintes sanitaires comme un couvre-feu?
Gabriel Boisante : Un soulagement, bien évidemment, car toute l’industrie était quand même inquiète de ce qui allait être dit et décidé. Au Luxembourg, nous sommes un échantillon ou une représentation de ce qui peut se faire chez nos voisins. Quand on voit certaines mesures qui ont été prises en Belgique, en France et en Allemagne, on était en droit d’être inquiets en se disant que le Luxembourg allait probablement suivre les mêmes directives. Néanmoins, on gardait une forme d’espoir, car nous sommes le seul pays aux alentours qui est resté sur ses gardes.
C’est-à-dire?
Dans l’industrie (comprendre l’activité Horeca au sens large), les consignes sanitaires en place étaient strictes dès le départ et strictement appliquées dans leur énorme majorité. On n’a eu qu’un seul moment d’assouplissement en passant de quatre personnes par table à dix pour s’aligner sur ce qui se faisait dans la sphère privée. Pour nous, cela n’avait donc aucun sens de sanctionner notre secteur d’activité si l’on ne sanctionnait pas le privé. Si l’on avait instauré un couvre-feu et que l’on avait dit chacun chez soi et plus de visites dans les domiciles, ça tombait sous le sens de soumettre l’Horeca aux mêmes règles. Mais cela aurait aussi voulu dire un nouveau confinement.
L’idée d’un couvre-feu n’était donc pas du tout une solution pour vous?
Je ne vois pas pourquoi l’Horeca et les commerçants devraient subir un couvre-feu dans la mesure où nous sommes devenus de facto, depuis le 25 mai, un bras opérationnel de la santé publique en ayant pour mission, mais aussi obligation, de faire respecter les mesures sanitaires, de veiller à ce que les gens se lèvent avec un masque, faire respecter les gestes barrières, qu’ils puissent se laver les mains partout, qu’ils aient des masques à disposition, car nous en avons si un client n’en a pas, faire respecter la distance physique…
Un couvre-feu, c’est couper la branche sur laquelle nous sommes et n’aurait eu aucun sens. C’est ce qui s’est passé cet été où l’on a laissé les gens faire des groupes de 20 dans les parcs, à boire du rosé tout l’après-midi et se monter dessus. On a laissé les gens sans contrôle.
Je n’ai pas dormi la nuit de vendredi à samedi
Selon vous, un secteur Horeca ouvert est plus profitable pour lutter contre le virus.
Chez nous, les gens sont encadrés. Les excès d’alcool, il n’y en a pas ou peu, car quand ils ont trop bu, on les arrête. Il n’y a pas ou peu de bagarres, car quand les gens sont agressifs, on les canalise et on met les éléments perturbateurs dehors. Nous, on encadre les gens dans leurs activités sociales et dans leurs retrouvailles. C’est notre métier et c’est devenu une nouvelle dimension de notre métier. Avant les annonces de samedi, on était inquiets, même très inquiets. Personnellement, je n’ai pas dormi la nuit de vendredi à samedi. Tout était possible. Rien ne change, mais tout change. Il y a eu un rappel à la vigilance et on reste sur nos gardes. On est loin de la fin de la crise sanitaire.
Vous êtes donc satisfait de la décision du gouvernement?
C’était courageux de dire que le problème ne vient pas des structures professionnelles où, dans l’énorme majorité, on respecte les règles. Il peut y avoir des erreurs et des infractions qui sont très ponctuelles et il faut être contrôlé, on est tous logés à la même enseigne et si on fait une erreur, c’est l’ensemble de l’industrie qui peut en pâtir. Donc on doit être vigilants. Actuellement, vers 23 h 30, on encaisse les gens et à minuit tout le monde est parti. On termine calmement. Il y a un ou deux énervés qui demandent s’ils peuvent acheter deux bouteilles de vodka et on refuse, car nous ne sommes pas une épicerie. On ne va pas sacrifier nos idéaux sur l’autel de la rentabilité immédiate. Je ne vais pas vendre pour 100 euros de vodka pour que des gens aillent dans un appartement et se montent dessus à 15. Je ne me sentirais pas à l’aise et je préfère leur dire non et qu’ils aillent dans une station-service.
C’est déplacer le problème, non?
Non, car ils ne feront pas l’effort d’y aller. Ils sont pleins comme des olives. S’ils n’ont rien à boire, eh bien, ils vont rentrer chez eux.
On ne fait pas les mêmes niveaux de ventes qu’auparavant
Depuis septembre, est-ce que les clients sont de retour?
À midi, nous n’avons pas du tout ou très peu de clientèle touristique et d’affaires. Il y a une chute des entrées. Le soir, on fait effectivement le plein. Mais le plein avec moins de tables, avec de la distance, pas de gens debout au bar. Quand on fait de la restauration, on continue à travailler, mais on ne fait pas les mêmes niveaux qu’auparavant. Le fait de fermer à minuit, on perd une heure chaque jour et trois heures le week-end. Ça fait une certaine différence. Si les bars devaient fermer à 20 h ou à 21 h, cela veut dire qu’il ne leur resterait que l’after-work. Autrement dit, l’activité est finie. Commercialement, cela n’aurait aucun sens.
Les mesures sanitaires ont un coût. Vous pouvez nous donner le chiffre pour un établissement?
Cela a un coût sur le nombre de clients et le chiffre d’affaires, car nous avons besoin du même nombre de personnes pour couvrir la même superficie. Ça a un coût pour l’installation de plexiglas, sur l’achat de masques réutilisables. Bref, ça a un coût de plusieurs milliers d’euros par établissement.
On a pu voir que certains professionnels se sont adaptés à la crise et ont pu proposer de nouveaux services, notamment à emporter…
Un modèle économique est un modèle économique. Un restaurant ne peut pas devenir un comptoir snack en deux minutes. Ensuite, pour devenir un comptoir snack, il faut que les gens viennent pour faire de l’emporter. Mais cela s’apprend. Il faut aussi avoir un menu qui soit adapté à cela. Entre l’adaptabilité et la souplesse intellectuelle, la capacité et le potentiel de pouvoir se transformer pour par la suite revenir à ce que l’on était au départ. On va brouiller le message avec le client. On réfléchit tous à faire de la livraison, mais on a aussi vu des organismes de livraison qui saignaient les restaurateurs avec des taux de commissions très élevés. D’un autre côté, les restaurateurs n’ont pas les moyens d’avoir des livreurs attitrés et les clients ne sont pas prêts à débourser 5 à 10 euros de plus.
Au-delà de ça, il y a aussi la considération écologique. On ne va pas faire de l’emporter en deux minutes et rajouter plein de déchets en plastique en plus. Si on fait des cocktails à emporter, c’est dans des bouteilles en verre consignées. On ne peut pas sacrifier ses idéaux et ses concepts sur l’autel du chiffre d’affaires immédiat. (NDLR : les établissements de Gabriel Boisante n’utilisent plus de pailles en plastique depuis quatre ans).
Toutes les semaines, on me propose dix établissements à reprendre
Aujourd’hui, ouvrir un nouvel établissement, c’est de la folie?
Non, mais c’est compliqué. Pour certains, c’est déjà compliqué de survivre. Monter une affaire, c’est aussi se projeter dans l’avenir. Actuellement, c’est très difficile de se projeter. Nous sommes un groupe avec une vision stratégique du marché assez pertinente et assez pointue, mais je suis incapable de me projeter et dire ce que sera 2021. On navigue à vue complètement. Tout ce sur quoi on a travaillé au cours de la dernière décennie peut s’arrêter, guidé par une décision sanitaire, tout peut s’arrêter sur une décision politique.
Pour le moment, les professionnels de l’Horeca semblent tenir le coup dans la mesure où l’on n’a pas vu une multitude de faillites.
(Il coupe) Il n’y a pas de rideaux fermés. Car quand tu baisses le rideau et que tu fais faillite, cela veut dire que tu ne peux pas vendre ton fonds de commerce. Par contre, il suffit d’aller voir des agences spécialisées. Toutes les semaines, on me propose dix établissements à reprendre. Alors, effectivement, on ne le dit pas. Ce ne sont pas des faillites. Car une faillite, cela veut dire que tu laisses tomber. Tu sors et tu perds tout en tant qu’entrepreneur. Tu perds la possibilité de refaire autre chose derrière. Une faillite, cela veut dire que tu n’as plus rien pour payer ta TVA, la CNS, tu vas perdre ton autorisation de commerce et tu ne pourras plus rouvrir. Si ton métier est d’être restaurateur et indépendant, si tu fermes, c’est fini pour toi. Non seulement tu as planté ton affaire, mais aussi ton avenir. Un entrepreneur va tout tenter pour éviter la faillite, mais jusqu’à quand va-t-il tenir? Jusqu’à la fin de l’année sans doute. Mais au premier trimestre 2021, ça risque d’être très compliqué et il y aura de la casse.
D’où l’importance d’une loi sur la deuxième chance portée par le ministre Lex Delles?
Exactement. Il faut réfléchir à un droit de la faillite qui ait du sens. Faire faillite, cela peut arriver et cette année ce n’est pas parce qu’un restaurateur ou un entrepreneur aura fait preuve d’une mauvaise gestion.
Entretien avec Jeremy Zabatta