La digitalisation s’invite même dans les vignes, notamment avec la start-up Vingineers, qui figure dans le dernier palmarès du programme Fit 4 Start.
Les images que l’on a du métier de vigneron, souvent, ce sont celles d’un homme dans les vignes, le sécateur en action dans une main calleuse. À moins qu’il soit dans la cave, humant religieusement un vin tout juste sorti d’une barrique posée devant un mur humide éclairé par une lumière un poil vacillante. Ces clichés ne sont pas faux, ces travaux sont finalement toujours l’essence du métier. Mais à côté de ces tâches immémoriales, d’autres, complètement nouvelles, sont apparues.
Les technologies de pointe accompagnent en effet de plus en plus les vignerons. En particulier au Luxembourg, où beaucoup de Mosellans font preuve d’un vrai esprit d’avant-garde en intégrant souvent plus rapidement qu’ailleurs le progrès technique. Depuis longtemps déjà, toutes les caves sont équipées de cuves thermorégulées, qui permettent la maîtrise au degré près la température des moûts qui fermentent. Ce qui est bien utile dans un contexte de réchauffement climatique, soit dit en passant.
Testés par l’Institut-viti-vinicole de Remich depuis 2016, puis pour la première fois en Europe par un domaine privé (L&R Kox, à Remich) en 2019, les drones sont désormais utilisés par une petite dizaine de domaines pour pulvériser de manière précise et précautionneuse les produits (uniquement bios) qui permettent aux plantes de résister aux maladies. Outre L&R Kox, les domaines Schmit-Fohl (Ahn) ou Happy Duchy (Erpeldange), par exemple, s’y sont mis.
Cet inventaire non exhaustif suffit à démontrer que la viticulture luxembourgeoise sait se montrer à l’avant-garde, lorsque les nouveautés sont prometteuses. C’est en partie la raison pour laquelle la start-up Vingeneers s’est installée cette année au Technoport de Belval. Son fondateur, Alan Ames, connaissait d’ailleurs déjà le pays. «Je travaillais auparavant en tant qu’ingénieur pour une entreprise qui fabriquait des satellites en collaboration avec la NASA et, puisque le Luxembourg développe fortement son secteur spatial, je suis déjà venu plusieurs fois ici» explique l’entrepreneur américain originaire du New-Hampshire, sur la Côte est des États-Unis.
Pourtant, c’est en France, du côté de Toulouse, que la connexion entre l’espace et le vin s’est effectuée. «Je suis arrivé là-bas pour mon ancien employeur et je suis littéralement tombé amoureux du vin! sourit-il. À partir de là, je me suis demandé comment allier ces deux passions et, finalement, le concept de Vingineers est né.» Dans le fond, l’objectif d’Alan Ames est simple. Il s’agit de rassembler un maximum de données, puis de les traiter pour que le vigneron puisse faire ses choix en toute connaissance de cause. Les sources d’information sont multiples. Les principales proviennent des images satellitaires, dont la précision est renforcée par le passage de drones équipés de capteurs et de caméras multispectrales, mais aussi les données recueillies par des stations météo connectées. Une fois réunies, ces données passent au travers des mailles d’algorithmes qui permettent de créer des cartes intelligentes indiquant l’état de santé de la parcelle avec une précision au cep près (lire par ailleurs).
Éviter de s’en remettre au hasard
«Les cartes sont accessibles sur une application très facile à utiliser, montre Brian Bovi, cofondateur de Vingineers. En fait, c’est un peu le Waze des vignerons (NDLR : une application d’aide à la navigation routière guidée à la fois par les données GPS et les informations entrées par les utilisateurs)!» Alan Ames ajoute cependant qu’il ne s’agit pas de se substituer aux vignerons. «L’application n’est pas là pour dire au vigneron ce qu’il doit faire, elle est là pour identifier les problèmes auxquels il doit faire face, notamment la propagation des maladies, le manque d’eau…»
En cartographiant de manière très précise l’état de santé du vignoble, le programme permet de mieux visualiser les disparités intrinsèques à une parcelle. Certaines zones très localisées peuvent être sujettes à un manque d’eau, à un ensoleillement réduit (notamment à cause des arbres) ou tout autre évènement qui induit une croissance différenciée. «Grâce à ces données, l’application peut également conseiller les endroits où il serait judicieux d’analyser les raisins, approfondit Alan Ames. Statistiquement, nous savons qu’il peut y avoir des différences très marquées dans la maturité des raisins d’une même parcelle, jusqu’à 30 %. En évitant de s’en remettre uniquement au hasard, l’application permet de réduire les marges d’erreur. C’est avec les meilleures données que l’on peut prendre les meilleures décisions.»
L’espace, les drones… tout cela peut sembler loin de la vigne mais il ne s’agit absolument pas de science-fiction : les outils digitaux représentent déjà un marché de 12 milliards de dollars! «Actuellement, beaucoup de sociétés s’intéressent à l’agriculture intensive, aux grandes fermes qui travaillent de très grands champs, avance Alan Ames. Pour elles, les domaines viticoles sont trop petits pour être intéressants. Mais en adaptant les outils, on se rend compte qu’il est tout à fait possible de créer des outils utiles à la viticulture. Nous nous intéressons aux détails, à ce qui va permettre aux vignerons de travailler dans le bon tempo par rapport aux besoins de leurs vignes. Mon boulot est de permettre d’identifier tous les problèmes, pour que les vignerons puissent établir leurs priorités et produire dans chaque vigne, le meilleur vin possible. C’est un challenge très excitant, particulièrement dans ce contexte de changement climatique qui vient bouleverser beaucoup de nos habitudes.»
Vingineers travaille déjà avec des domaines viticoles en France, en Afrique du Sud et en Roumanie. Arrivée en pleine pandémie au Grand-Duché, la start-up a déjà réussi à se faire remarquer en intégrant la dixième promotion Fit 4 Start, un programme gouvernemental qui soutient les jeunes entreprises innovantes. Si elle n’est encore qu’en phase de contact avec les vignerons luxembourgeois, elle développe de grandes ambitions sur la Moselle. «Nous offrons un service qui vise à travailler les vignes avec un maximum de précision, soutient Alan Ames. Ça n’a peut-être l’air que de détails, mais lorsque l’on arrive dans une production de haute qualité, comme le sont les vins luxembourgeois, ce sont justement ces détails qui permettent de faire la différence.»
Erwan Nonet
En un seul coup d’œil
L’application développée par Vingineers produit différentes cartes, toujours très colorées. Elles permettent de visualiser en un coup d’œil l’état de santé du vignoble grâce à un code couleurs intuitif. Sur la carte ci-contre, les rectangles verts représentent les vignes en parfaite santé, les oranges les vignes légèrement stressées, les rouges les vignes très stressées tandis que les espaces noirs indiquent les vignes mortes ou manquantes.
Il s’agit d’un exemple, car beaucoup de cartes sont disponibles. Une autre permet illustre l’indice des anthocyanes (un pigment végétal présent dans la feuille et le fruit) qui révèle un brusque changement de la vigueur des ceps. «Une sorte d’indicateur de points chauds», explique Alan Ames, fondateur de Vingineers.
L’application peut également mettre en image l’indice différentiel de végétation normalisé à haute résolution (NDVI), à partir des canaux rouges et infrarouges. Le NDVI indique l’intensité de la couleur verte, qui est en corrélation avec l’état de santé de la plante. En effet, plus la vigne est vigoureuse et plus elle absorbe de lumière visible et réfléchit la lumière proche de l’infrarouge.
Enfin, l’appli fournit également des orthophotos, soit des représentations de la vigne non pas comme une surface plane mais sur la hauteur de la plante. «Les orthophotos sont intéressantes parce qu’elles permettent de différencier les données des vignes de celles du sol. Il s’agit pour nous d’un défi majeur car, avec les données satellitaires, il est très difficile de séparer la couverture végétale du sol, ce qui est pourtant essentiel pour obtenir les bonnes informations. Ce sont les drones qui nous permettent d’affiner les images satellites et d’obtenir ce degré de précision.»