Jeudi, le procès du SREL a été dominé par l’écoute intégrale du fichier audio Juncker-Mille, réalisé en cachette par l’ex-directeur. Des zones d’ombre persistent. Seul acquis : il y a prescription pour ce volet de l’affaire.
Nous sommes le mercredi 31 janvier 2007. On entend des froissements. «Est-ce que tu as le CD ?», demande André Kemmer. Marco Mille acquiesce. Quelques secondes plus tard, les cloches de la cathédrale résonnent au son du Hämmelsmarsch, air de tradition joué à l’occasion de l’ouverture de la Schueberfouer. Mais on n’est pas à la foire.
Le directeur du SREL est en train de se rendre à son rendez-vous avec le Premier ministre, Jean-Claude Juncker. Autour de son poignet, il porte une montre-bracelet pour enregistrer en cachette le rapport qu’il compte présenter à son supérieur hiérarchique.
«Qu’avez-vous donc trouvé ?»
«Un fait extrêmement grave», a déjà constaté Marc Thill, le président de la 12e chambre correctionnelle, qui se penche depuis mardi sur de supposées écoutes illégales menées par trois anciens collaborateurs (aux côtés de Marco Mille et d’André Kemmer, il y a aussi Frank Schneider, ancien chef des opérations) du Service de renseignement. Ce fichier audio ne fait cependant pas partie des infractions retenues contre l’ex-directeur. Il y a en effet prescription. Mais l’enregistrement, diffusé dans son intégralité au tribunal, constitue la pièce clé de ce procès hors du commun.
Selon la défense, Jean-Claude Juncker confirme lors de cet échange le feu vert accordé le vendredi 26 janvier 2007 pour mettre sous écoute le nébuleux homme d’affaires Loris Mariotto. L’ancien Premier ministre le conteste, renvoyant vers une autorisation écrite qui n’existe pas. Il a cependant admis mercredi une mémoire défaillante. De plus, Jean-Claude Juncker fait la distinction entre l’enregistrement initial d’un appel téléphonique entre André Kemmer et Loris Mariotto et l’écoute étendue : «Ce n’était pas une écoute selon les termes de la loi.»
L’écoute lancée en toute urgence était motivée par le CD crypté obtenu par Loris Mariotto qui contiendrait l’enregistrement d’un échange entre le Grand-Duc Henri et le Premier ministre portant sur l’affaire Bommeleeër. «Qu’avez-vous donc trouvé ?», lance d’emblée Jean-Claude Juncker en accueillant Marco Mille le 31 janvier. «Le CD n’est pas vide. Il y a quelque chose dessus, mais nous ne savons pas quoi», répond le directeur, qui insiste : «Nous devons savoir si notre ministre d’État ou à la rigueur notre chef de l’État sont mis sous écoute par des personnes tierces.»
S’engage alors un échange de plus d’une heure. Pour la défense, la phrase suivante du Premier ministre est capitale : «Nous n’avons rien entendu non plus ces deux derniers jours lorsque nous avons écouté.» Peu avant, le directeur du SREL mentionne : «Pour cette écoute, j’avais demandé ton aval vendredi soir. Tu l’as autorisée.»
«Je ne veux pas rendre le Grand-Duc nerveux»
Sur ce point majeur, les avis divergent donc. Il «reste» le CD crypté au contenu possiblement explosif. «S’agissait-il d’une histoire bidon pour nous attirer sur une fausse piste pouvant influencer l’enquête Bommeleeër ?», s’interroge le directeur du SREL. Marco Mille assure par la suite avoir des «informations sûres» selon lesquelles «le Palais comptait se doter de matériel pouvant intercepter des appels». Le «contact permanent» du Grand-Duc avec les «services secrets anglais» aurait pu permettre d’obtenir ce matériel cryptographique. Ces éléments avaient déjà été révélés en 2012 par nos confrères du Land.
Marco Mille met en garde Jean-Claude Juncker : «Tu n’as pas que des amis, y compris dans ta maison (NDLR : le ministère d’État). Il faut que tu sois prudent.» Des écoutes auraient bien été possibles. En même temps, «ce n’est pas un hasard si le terrain a été préparé. C’est une affaire très sensible. Nous agissons avec loyauté. Mais le SREL est extrêmement vulnérable. La presse nous vise. On marche sur des œufs.»
Jean-Claude Juncker tient à relativiser : «Je fais toujours très attention à ce que je dis au Grand-Duc. Je ne veux pas qu’il devienne nerveux.» Et concernant l’affaire Bommeleeër, il affirme n’avoir rien évoqué de compromettant : «Je ne disposais pas d’éléments.»
Quelle a donc été en fin de compte la motivation des uns et des autres ? La question reste sans réponse. «Je suis désolé de ne pas avoir de nouvelles plus positives à te donner», ainsi se termine le briefing du 31 janvier 2007. S’ensuit un «merci, chef».
David Marques
«Le directeur a refusé de signer»
Obligé de témoigner publiquement, contre la volonté de sa directrice Doris Woltz, l’agent S. s’est finalement présenté jeudi matin à la barre. En charge du volet technique concernant les écoutes au SREL, cet opérateur dit «très bien se souvenir» des événements situés entre le 26 et le 29 janvier 2007. «Le directeur m’a donné deux numéros à mettre sous écoute. Elle était branchée du vendredi soir vers 21h au lundi matin à 10h40», précise le témoin. «J’ai voulu régulariser la procédure le lundi matin. Le directeur a refusé de signer les lettres. Il m’a simplement prévenu qu’on s’était trompé de numéro. C’était le fin mot», poursuit l’agent S.
Là où cela se corse pour Marco Mille est que ce refus de signature était, selon les dires du témoin, le seul cas où la procédure, même en cas d’erreur, n’a pas été validée par son directeur. Marco Mille expliquera plus tard à Jean-Claude Juncker avoir décidé d’arrêter l’écoute parce qu’il aurait aussi «de graves soucis à expliquer aux juges tout ce qui se passe ici». L’autorisation de lancer l’écoute, que le Premier ministre lui aurait accordée oralement, aurait en principe été suivie d’une validation par une commission de juges statuant sur les écoutes du SREL.