Claude Gengler, géographe et figure reconnue du transfrontalier, fait partie d’«Au-delà des frontières». Il livre un point de vue luxembourgeois sur les enjeux d’une meilleure équité.
L’association « Au-delà des frontières », avec des sensibilités variées, aura pour but d’apporter un contre-discours sur le «tout va bien en Grande Région». Évidemment, nous sommes une zone de l’Europe de l’Ouest privilégiée. Mais c’est comme si on avait toujours mis les sujets qui fâchent sous le tapis. Quel est votre regard ?
Claude Gengler : Les origines de la coopération transfrontalière remontent à un demi-siècle : le terme « SarLorLux » a été utilisé pour la première fois en 1969 à Otzenhausen et c’est en 1970 qu’a été créée la Commission intergouvernementale franco-allemande, complétée par le Luxembourg un an plus tard. Elle avait été conçue pour élaborer une réflexion concertée sur la crise (naissante) de la sidérurgie au sein de ce que l’on appelait le « triangle minier ». C’était le début d’un processus qui allait prendre son véritable envol au milieu des années 1990, avec l’organisation du premier Sommet de la Grande Région à Mondorf.
J’ai une fois écrit, et j’ai été critiqué pour cela, que le principal problème de la Grande Région était d’ordre existentiel : elle n’existe pas. Loin de moi l’idée de mettre en question un concept dont j’ai envie de dire qu’il est devenu pour moi un combat de vie, mais je voulais dire par là que la Grande Région n’existe pas en tant qu’entité juridique – quasi extraterritoriale – propre, avec son propre gouvernement, sa législation, sa juridiction, son budget, et ainsi de suite. Il ne faut pas oublier que la coopération en son sein est à 100 % volontaire. Il n’y a pas de chef, pas d’autorité supérieure capable d’obliger deux (ou trois ou quatre) partenaires à travailler ensemble ou à partager les fruits de leur croissance… s’ils ne le souhaitent pas. C’est ce qui nous distingue (même si nous en faisons partie et nous en profitons énormément) de l’Union européenne. Pour citer ici un collègue de longue date du Liser, Franz Clement : nous sommes bel et bien en présence d’un processus de coopération et non pas d’un processus d’intégration.
Vous êtes un observateur reconnu de la Grande Région, vous avez souvent écrit que « le Luxembourg vit sur de trop grands pieds ». Expliquez-nous.
Eh bien, ce n’est pas très compliqué. Je l’explique moyennant deux indicateurs statistiques différents, mais il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que le moteur luxembourgeois est en surchauffe permanente.
Prenons le rapport habitants/emplois. Normalement un pays compte au moins deux fois plus d’habitants que d’emplois. Cela vaut pour la France, l’Allemagne, la Belgique, etc. C’était également vrai pour le Luxembourg… jusqu’au début des années 1990. Tenez : en 1970, le pays comptait 340 000 habitants et 140 000 emplois, soit un rapport habitants/emplois de 2,4. La situation a changé de façon dramatique depuis 25 ans. Si la croissance démographique est toujours restée très forte – la plus forte de tous les pays européens –, la croissance du nombre d’emplois a été plus forte encore. Rien que depuis 2000, la population a augmenté de plus de 190 000 habitants (+44 %) et l’emploi intérieur de 210 000 unités (+80 %). Logiquement, le rapport habitants/emplois est passé sous la barre de 2,0, puis sous le seuil de 1,5 et d’ici la fin de l’année, avec une population qui dépassera les 630 000 habitants et un nombre d’emplois d’environ 480 000, il sera proche de 1,3. Le jour viendra – enfin, si on ne change pas de modèle – où le pays comptera autant d’emplois que d’habitants. Une folie! C’est ce qui me fait dire que le Luxembourg vit sur de (trop) grands pieds.
Autre exemple : tous les ans, EUROSTAT, l’OCDE et d’autres savants statisticiens nous apprennent que le Produit intérieur brut par habitant est deux fois et demie plus élevé au Luxembourg que chez ses voisins, voire qu’au niveau de l’Union européenne. « PIB par habitant » veut dire PIB divisé par le nombre d’habitants. Qu’est-ce qu’un tel indicateur veut bien dire dans un pays qui importe tous les jours la moitié de sa main-d’œuvre ? Vous l’avez compris : rien du tout. Faisons un petit calcul : en 2019, le PIB luxembourgeois a été de 63,5 milliards d’euros. La population résidente a été de 620.000 habitants, en moyenne annuelle. Il s’ensuit un PIB/hab. de l’ordre de 102.400 euros. Si nous savons que l’économie luxembourgeoise n’a fonctionné qu’avec l’aide de 203.000 travailleurs frontaliers (moyenne annuelle) et que la taille moyenne d’un ménage est de 2,5 personnes, on peut considérer que les ménages frontaliers comptent 507.500 personnes. En les ajoutant à la population du Luxembourg, on obtient une nouvelle population de référence de 1.127.500 habitants. C’est ce qui me fait dire que le Luxembourg compte déjà plus d’un million d’habitants… à la nuance près qu’ils n’habitent pas tous au pays ! En appliquant à cette population le PIB, on obtient un PIB/hab. de 56.300 euros. Ce résultat est sans doute plus proche de la réalité que le premier, même si nous dépassons toujours, et sensiblement, les scores de nos voisins. La différence entre les deux valeurs est de 46.100 euros, soit 45%. 45% ? C’est le poids des salariés frontaliers dans l’emploi salarié total du pays. CQFD. Si le Luxembourg est riche, statistiquement parlant, c’est qu’une grosse partie de sa richesse est tout simplement importée.
Certains parlent d’une situation gagnant-gagnant, or il y a aussi pas mal de perdants
Quand des Lorrains vous parlent de « Grand Luxembourg », vous répondez que vous êtes un « Sar-Lor-Luxien ». Ce n’est pas bon que des sentiments d’infériorité perdurent ? On a souvent parlé de l’espace frontalier de façon technique, mais la part de blocage psychologique est ignorée. On a vu beaucoup de maires lorrains ricaner eux-mêmes à la fameuse pique de Xavier Bettel sur les décos de Noël, par exemple.
Avec tous les respects que je dois à notre Premier ministre, la phrase sur les marchés de Noël était non seulement déplacée et de mauvais goût, mais complètement à côté de la plaque. Les Allemands ont un beau proverbe pour cela : si votre maison est de verre, il ne faut pas jeter des pierres – et encore moins des pavés – sur vos voisins. Je n’aime pas cette idée de « Grand Luxembourg », même si, indéniablement, la ville de Luxembourg est LA métropole du cœur de la Grande Région et même si le Duché de Luxembourg que nous avons connu à un moment du Moyen Âge était quatre fois plus grand que le Grand-Duché que nous connaissons depuis 1839.
La Grande Région est un espace marqué par d’innombrables flux : d’hommes, de capitaux, de biens économiques, d’idées. Le problème est que ces flux sont très inégaux. Si le Luxembourg accueille tous les jours plus de 205 000 frontaliers, il n’en envoie même pas 1 000 chez ses voisins. C’est très inégalitaire tout ça. Certains parlent d’une situation gagnant-gagnant, or il y a aussi pas mal de perdants dans cette affaire et ils sont plus nombreux de l’autre côté de la frontière.
Il y avait cette phrase écrite dans votre bureau, puisque vous avez dirigé notre journal : « Penser en français, écrire en allemand ». Et penser en luxembourgeois dans une association de Français, ça sera quoi ?
Cette belle phrase émane de la plume de Frantz Clement, journaliste et rédacteur en chef du Tageblatt à partir de 1913. C’était un grand monsieur, interné à deux reprises par les Allemands (Première et Seconde Guerres mondiales) et qui y a même laissé sa peau. Dans les années 1920, il habitait et travaillait à Paris, d’où, sans doute, sa sensibilité pour les deux langues et les deux cultures.
Pourquoi avoir accepté de siéger dans cette association ?
Tout d’abord, j’aime la Lorraine autant que la Grande Région et je suis content que les forces vives se réveillent. Ensuite, j’estime que les temps ont assez duré où chacun cuisait sa soupe de son côté. Il faut se rencontrer, échanger, confronter nos idées, discuter, d’égal à égal bien sûr. Le temps des grands-messes (« nous sommes tous des frères et sœurs »), des discours du dimanche (« il n’y a rien de plus important que la Grande Région ») et des dialogues de sourds sont révolus.
Propos recueillis par Hubert Gamelon