L’agence d’urbanisme Agape Lorraine Nord publie un rapport sur la crise et le transfrontalier : les arrangements actuels, fiscaux notamment, ne tiendront pas sur le long terme.
Michaël Vollot, chargé d’études à l’Agence d’urbanisme et de développement durable Lorraine Nord (Agape), revient sur le dernier rapport rendu sur la crise et le transfrontalier.
Le rapport pose une réalité que l’on connaissait, mais qui nous saute aux yeux avec le virus : la porosité nécessaire des frontières.
Notre façon de vivre a été amputée brutalement, frontalier ou non : il faut sortir d’une réflexion exclusivement tournée vers les problèmes rencontrés par les frontaliers. Ce sont parfois des familles qui ont été coupées en deux avec le premier confinement. Ce sont aussi nos façons de consommer par exemple, comme les pompes à essence. Je rappelle que nous avons eu des inquiétudes pour les travailleurs non frontaliers « essentiels » (NDLR : urgentistes français) dans un secteur où la densité de stations-services est particulièrement faible…
Les gouvernements ont réussi à mettre en place rapidement un plan d’urgence. On pense aux plafonds fiscaux du télétravail qui sautent d’un coup, par exemple.
Ces mesures auraient probablement demandé des mois de négociations avant. Comment faire en sorte que ce travail en bonne intelligence s’accomplisse désormais aussi en faveur d’autres sujets locaux ? Je pense aux transports, à la fiscalité, à l’environnement… Pour revenir au télétravail, la France ne pourra pas s’asseoir indéfiniment sur l’imposition des frontaliers.
Un des éléments forts, ça sera de résoudre la question fiscale. On ne pourra pas faire l’économie de cette question. D’ailleurs, le partage de l’impôt prélevé sur les frontaliers a ailleurs évité toutes les difficultés d’un plafond fiscal. Que ce soit avec la Suisse ou l’Allemagne, la question était à l’avance réglée. Il ne faut pas regarder cet aspect-là avec défiance : c’est une question de métropolisation plus vertueuse du « Grand Luxembourg ».
Voici un bon résumé : la crise que nous vivons, c’est la limite d’un modèle luxembourgeois qui dépasse les frontières, mais qui n’est pas organisé pour ça.
Un des éléments forts, ça sera de résoudre la question fiscale
On découvre dans votre rapport plusieurs aspects inattendus de la relation transfrontalière. On apprend par exemple que les hauts revenus sont parmi les plus élevés de France dans le Nord lorrain…
C’est ça. Les 10% les plus riches, si vous voulez, le sont plus qu’ailleurs. Principalement dans le Nord mosellan, comme autour de Thionville. Mais dans la CCPHVA aussi (Audun-Villerupt).
En même temps, on apprend que les communes ou intercommunalités sont plus pauvres qu’ailleurs. Enfin, on connaissait déjà ce paramètre, puisqu’il leur manque des entreprises à taxer. Mais vous avancez des chiffres.
J’explique qu’en 2018 ce manque à gagner sur les taxes sur les entreprises s’élevait à 55,8 millions d’euros pour le Nord lorrain.
C’est un calcul très théorique : je voulais voir combien rapporteraient les frontaliers en taxes professionnelles si leurs entreprises se situaient sur le versant lorrain. C’est théorique, mais ça permet de mesurer le poids des frontaliers pour ces territoires… On nous redit sans cesse qu’ils payent de l’impôt local : un résident non frontalier aussi, en plus de ce qu’apporte son entreprise. Bref, l’un des leviers fiscaux est grippé, alors que tous les habitants bénéficient des mêmes services publics.
Un dernier paramètre est absolument méconnu : « Le dynamisme économique du Luxembourg ne fait pas baisser le chômage dans le Nord lorrain ». C’est l’inverse du discours ambiant, celui du maire de Metz, François Grosdidier, par exemple.
C’est un discours qui est souvent opposé comme fin de non-recevoir à une relation plus équilibrée avec le Grand-Duché. La réalité est nette : la courbe du chômage à Longwy ou à Thionville suit la courbe du chômage de Nancy par exemple. On est même bien plus haut que des endroits du Grand Est plus éloignés : +2,5 points par rapport à la zone d’emploi de Chaumont-Langres !
Comment expliquer ce phénomène ? On a du mal à comprendre.
Trois profils de frontaliers se dessinent : 1. Ceux qui avaient un travail en Lorraine et qui le lâchent pour le Grand-Duché. 2. Ceux qui, à peine formés, prennent un contrat directement au Grand-Duché. 3. Ceux qui vivent ailleurs qu’en Lorraine, à Paris ou Lyon par exemple, et qui viennent s’y installer car ils trouvent un job au Grand-Duché.
Dans les trois cas, vous le voyez, des « autochtones » restent potentiellement sur le carreau. Et c’est d’ailleurs un vrai risque à l’avenir : avec des recherches de postes de plus en plus pointus, toute une population locale va peut-être se retrouver inemployable au Grand-Duché. Il y a une fracture importante sur ce sujet. Quand, de l’autre côté, les deux bassins d’emplois seront toujours plus en compétition sur certains secteurs : le médical est emblématique, mais plus seulement. Des problèmes pointent sur le personnel scolaire (garderie, etc.) ou celui des services communaux (jardiniers, etc.). Sur le médical, on a quand même vu la ministre de la Santé luxembourgeoise être obligée d’intervenir pour calmer le débauchage agressif des hôpitaux luxembourgeois dans les zones frontalières. Il n’y a pas de modèle vertueux quand on affaiblit un territoire qui normalement devrait venir en soutien du vôtre.
Je termine sur un chiffre : le Grand Genève vise 30% de créations d’emplois sur le versant français dans son plan à moyen terme. Je ne sais pas comment ils comptent s’y prendre, car le différentiel fiscal est aussi très fort. Mais il l’affirme ainsi, pendant que l’installation d’une entreprise comme Knauf a créé des tensions sur le choix stratégique sur notre frontière.
On a le sentiment que tous les gros leviers sont une affaire d’État à État. N’a-t-on pas survalorisé des organes comme la Grande Région ?
La Grande Région a à peine réussi à être un organe d’échanges pendant la crise. Parce qu’au plus haut niveau des participants, vous avez la Wallonie, la Rhénanie ou le préfet français. Mais ce ne sont pas eux qui décident de rouvrir des frontières ou de changer les paliers fiscaux du télétravail.
Il faudrait revoir la place des États dans les organes transfrontaliers locaux. Du côté français, une idée intéressante avait été mise en avant par le Département de Meurthe-et-Moselle : nommer un ministre délégué au Transfrontalier. Cela permettrait à l’État français de voir les angles morts, de mieux cerner les spécificités du transfrontalier. On peut dire, pour finir sur une note positive, que le deuxième confinement a été bien mieux géré au niveau du transfrontalier. Mais il faut mesurer le chemin qu’il reste à faire, et c’est ça le but du rapport : une invitation à prendre les problèmes à bras-le-corps !
Entretien avec Hubert Gamelon
Télétravail : entre écologie et concurrence…
Selon le rapport de l’Agape, «on peut estimer qu’il existe a minima un potentiel de 30 000 télétravailleurs supplémentaires dans le Nord lorrain : 12 000 travaillant en France et 18 000 frontaliers. Au total, avec 39 000 actifs en télétravail, ce serait 22% des emplois du Nord lorrain et 28 % des frontaliers qui pourraient être concernés.» Reste qu’il faudrait pérenniser un rythme de télétravail soutenu pour les frontaliers. En dehors de la question de la fiscalité (où le frontalier qui télétravaille doit-il payer ses impôts sur le revenu ?) se pose un problème de concurrence pour les entreprises lorraines, qui devraient affronter le marché luxembourgeois « dématérialisé » pour ainsi dire, toujours plus à leurs portes… Le Grand-Duché aurait à faire face à une perte de vitesse pour la consommation dans l’Horeca avec moins de frontaliers sur place.
En attendant, l’impact écologique est conséquent : «60 000 à 140 000 déplacements quotidiens domicile-travail dans tout le Nord lorrain» seraient économisés si on poursuivait sur un potentiel de 30 000 télétravailleurs. Les émissions liées au transport routier sont l’une des premières sources de pollution en France, avec les moyens de chauffage.