Il s’appelait Angelo Scagliotti. Il est le seul ouvrier mort sur le chantier de la Tour Eiffel. Depuis plus 25 ans, près de Metz, ses descendants cherchent à comprendre.
Alain Laval et son fils Raphaël sont passionnés de généalogie. Ça tombe bien, leur filiation n’est pas banale. L’arrière-grand-père d’Alain, Angelo Scagliotti, est mort le vendredi 24 mai 1889 sur le chantier de la Tour-Eiffel. Et si cette mort accidentelle n’est plus (trop) contestée depuis 25 ans, elle l’a été.
Aujourd’hui encore, les circonstances du drame sont débattues : «Nous sommes fiers d’avoir un ancêtre qui a travaillé pour Gustave Eiffel, explique Alain Laval, mais beaucoup de bêtises ont été dites sur les circonstances de sa mort. Pour ses descendants, pour sa mémoire, il nous semble important d’établir la vérité.»
Dans le salon de leur pavillon situé à proximité de Metz, Alain Laval et son épouse Claudie montrent les documents amassés au fil du temps. Leur fils Raphaël, expliquent-ils, a mené la plupart des recherches.
«Ma mère savait que son grand-père était mort sur le chantier de la tour Eiffel, précise Alain Laval, ce n’était pas un secret de famille. Mais Eiffel jouit d’une telle réputation qu’on lit tout et son contraire à propos de l’accident qui a coûté la vie à mon arrière-grand-père.» Histoire de tordre le cou aux rumeurs qui affirment qu’Angelo Scagliotti est mort un dimanche, en dehors de ses heures de travail, ou encore qu’il a chuté en faisant des acrobaties sur l’édifice pour épater sa fiancée, la famille a remonté le fil de l’histoire.
Né en 1849 à Bressana, en Italie, Angelo Scagliotti a grandi dans une famille de paysans avant de se découvrir une passion pour la construction. «Il a travaillé plusieurs années pour Gustave Eiffel, résume Alain Laval, nos documents prouvent qu’il a notamment été embauché sur le chantier du viaduc de Gabarit.»
Le riveur aurait ensuite suivi Eiffel à Paris. Il vivait au 121, quai d’Orsay, à quelques minutes du Champ-de-Mars, avec femme et enfants. «Il a travaillé jusqu’à la fin, révèle Alain Laval. L’inauguration de la tour a eu lieu le 31 mars 1889, l’exposition universelle a été ouverte le 6 mai et le public a commencé à visiter la tour à partir du 15 mai. Les ouvriers, eux, travaillaient encore sur le chantier à la pose des ascenseurs. C’est dans ces circonstances qu’Angelo Scagliotti est mort. Il n’est pas mort un dimanche comme on peut le lire parfois, mais le vendredi 24 mai à 10 h 15 du matin. Son avis de décès en atteste. Aujourd’hui, on parlerait d’accident du travail.»
Tractations et abandon de poursuites
Un autre document exhumé par les descendants d’Angelo Scagliotti corrobore cette thèse : la veuve d’Angelo, Amalia Scagliotti, a été indemnisée par Gustave Eiffel. Le tout est consigné dans un contrat signé des deux parties qui évoque bien un «accident» «en travaillant» «sur les chantiers de la Tour».
Dans ce contrat dont la famille Laval garde copie, on constate que les sommes proposées à la veuve le sont en échange d’un abandon de poursuites. On peut lire : «Je reconnais avoir reçu de Monsieur Gustave Eiffel […] en raison de l’accident suivi de mort dont mon mari Angelo Scagliotti a été victime le 24 mai 1889, en travaillant sur les chantiers de la Tour, pour le compte de Monsieur Gustave Eiffel susnommé, la somme de cinq cents francs pour mon rapatriement et mon installation en Italie et accepter avec reconnaissance une somme de quatre mille francs qui me sera remise en Italie par les soins de la banque que je désignerai… […] Je déclare, tant en mon nom qu’en celui de mes enfants mineurs, me désister de tous droits et actions contre Monsieur Eiffel.»
Alors que Gustave Eiffel était au sommet de sa gloire, ses représentants ont-ils voulu éviter de ternir l’histoire de la tour en indemnisant la veuve? Ou Gustave Eiffel, touché par la situation d’Amalia Scagliotti, a-t-il décidé de l’aider à élever ses trois enfants Pierre (4 ans), Émile (2 ans) et Ernestine (3 mois)? «Ce qui est certain, assure Alain Laval, c’est que ce n’est que six mois après le décès de son mari qu’Amalia Scagliotti a accepté la proposition de Gustave Eiffel. Elle est ensuite rentrée en Italie, comme le contrat le prévoyait. Après avoir perdu sa mère, elle est revenue s’installer en France, à Noidans-lès-Vesoul.» Amalia Scagliotti est décédée dans la Marne en 1952. Avec elle, les souvenirs précis de la mort d’Angelo Scagliotti se sont envolés. Le destin des héritiers de cette histoire, lui, est à jamais scellé à celui de la Dame de fer.