La Grande Région est une entité géographique et politique aux marges de manœuvre floues. Pas au niveau des communes en tout cas : c’est le rôle d’Euregio, une ASBL située à Esch-sur-Alzette.
«Tout est intéressant, pourvu qu’on le regarde de plus près», écrivait Stendhal. On ne peut qu’acquiescer à propos de notre Grande Région, que l’on regarde souvent avec nos passions, sans percevoir les chantiers qui avancent malgré tout. Ce sont des coopérations d’une envergure moindre que les dossiers de la fiscalité ou du télétravail. Est-ce pour autant qu’il faut les écarter ? Évidemment non !
«L’espace transfrontalier est une question de strates, explique Laurence Ball, la directrice d’Euregio SaarLorLux+, l’ASBL porteuse des voix des communes de la Grande Région. C’est injuste de contester l’existence de la Grande Région sur tous les sujets.»
Nous sommes allés à sa rencontre à Esch, dans la Maison de la Grande Région située près de la gare. Depuis les derniers étages, la vue est impressionnante : les rails mènent d’un côté en France et de l’autre vers la capitale luxembourgeoise. En face, un bureau de Quattropole, à l’étage, un secrétariat des projets Interreg et le groupement transfrontalier Alzette-Belval (GECT)… «On entend parler allemand, français, luxembourgeois», sourit Laurence Ball, elle-même frontalière lorraine. La Grande Région commence en montant les escaliers !
«L’Europe du terrain»
Euregio SaarLorLux+ est née en 1988 (elle s’appelait alors ComRegio) en partant du constat suivant : «la nécessité de prendre en main le destin européen au niveau local, insiste Laurence Ball. Deux ans après l’ouverture des frontières, les élus locaux se retrouvaient avec un quotidien bouleversé et des exécutifs nationaux pas toujours à l’écoute.» À l’époque déjà, est-on tenté de dire.
«Ce sont les élus mosellans et sarrois qui avaient donné l’impulsion.» «Faire l’Europe du terrain», lance encore Laurence Ball, arrivée dans l’aventure en 1996, soit un an après la transformation de ComRegio en Euregio. «Il fallait renforcer la représentativité des communes après la création du Sommet de la Grande Région en 1995», souligne notre interlocutrice. Entre les lignes : du risque d’être éclipsées par les exécutifs nationaux, les communes de la Grande Région passaient au risque de l’être par les exécutifs régionaux (ministres-présidents de Sarre, Rhénanie-Palatinat et Wallonie et président de la région Grand Est, entre autres) !
Défendre les communes
Le premier rôle d’Euregio SaarLorLux+ est de synthétiser les problématiques rencontrées par les communes et de les faire remonter au niveau régional ou national, selon les dossiers. La lutte est souvent rude, «toujours sur un fil». Quelques dossiers récents, pourtant solidement argumentés, ont montré la difficulté de faire bouger les responsables des niveaux supérieurs.
On pense au filtrage sanitaire des frontières allemandes en raison du coronavirus. Ou plus loin dans le temps, à la suppression brutale des classes bilingues franco-allemandes dans les collèges en France. «Cette mesure nationale a eu des conséquences dramatiques au niveau local, s’agace Laurence Ball. Nous avions démontré que le grief opposé, à savoir un dispositif réservé à une élite, était faux en Lorraine. C’étaient des classes ouvertes à tous les milieux et, surtout, ouvertes sur le dialogue avec nos voisins !» Elles ont été rétablies par le gouvernement d’Emmanuel Macron depuis.
Piloter des projets concrets
Euregio participe au pilotage de projets transfrontaliers concrets, «qui touchent directement les habitants». Laurence Ball nous cite trois réalisations marquantes. «La jeunesse et les langues sont nos fers de lance.»
• Festival Créajeune : ce festival de création de vidéos s’adresse aux enfants, ados et jeunes adultes de toute la Grande Région depuis 2008. «Luxembourg, Metz, Trèves et Sarrebruck accueillent chacune l’un des jurys pendant deux jours». Luxembourg héberge le concours «jeunes adultes» chaque année. Une quinzaine ou une vingtaine de participants belges, français, allemands et luxembourgeois cogitent ensemble deux jours pour sélectionner les meilleurs projets de vidéos. «Ce temps d’échange et de travail ensemble, c’est la Grande Région de façon concrète.» Cette année, 40 films ont été présélectionnés. Metz ouvrira peut-être le bal avec l’accueil du jury ado, le 20 mai…
• Chantier au mémorial du camp de la Gestapo à Sarrebruck : c’est un lieu de mémoire méconnu et sombre à la frontière franco-allemande. «Il était en train de disparaître quand la Fédération des mouvements de jeunesse de Sarrebruck s’est attelée à le reconstituer, dès 2004. En 2018, le chantier, qui se déroule sur tout un week-end, est devenu transfrontalier. Des jeunes Eschois y sont par exemple allés.»
• Le multilinguisme : Euregio propose des cours de luxembourgeois dans onze communes frontalières françaises, d’Audun-le-Tiche à Thionville. «Nous mettons en relation le ministère de l’Éducation nationale luxembourgeois, qui paye les profs, et les communes qui fournissent une salle.» Le dispositif touche plus de 200 personnes par an ! «Les retours sont intéressants, poursuit Laurence Ball, puisque des profs luxembourgeois deviennent frontaliers dans le sens inverse. Ils sont séduits par la bonne volonté du public.» Là encore un lien se tisse de façon concrète.
Hubert Gamelon
La Grande Région s’entend d’abord comme un espace géographique qui couvre cinq régions (Sarre, Rhénanie-Palatinat, Grand-Duché, Lorraine, Wallonie), quatre pays et trois langues. Dans cet espace géographique, différentes entités politiques tentent de piloter des projets : • Les États : dans une relation bilatérale, ils sont compétents pour organiser la vie transfrontalière sur la plupart des grands dossiers médiatiques : gros projets de mobilité (comme l’A31 bis en France ou le subventionnement des abonnements de train transfrontalier entre le Luxembourg et la Wallonie), télétravail, fiscalité sur les entreprises et les salariés, etc. • Le Sommet de la Grande Région : il rassemble les exécutifs de chacune des quatre régions concernées et l’État luxembourgeois. Il se fixe une feuille de route pour deux ans sur les gros dossiers où les régions ont la main, comme l’instauration d’un schéma de développement territorial commun en voie de finalisation. Le Sommet dispose aussi d’un petit budget appelé «Fonds de coopération», pour des projets locaux (dix projets en 2019). • Euregio SaarLorLux+ : c’est une ASBL, donc une association sous statut luxembourgeois, qui concentre les intérêts des communes de la Grande Région. Elle est le pendant local de la grosse institution du Sommet. • Différentes institutions politiques agissent entre les deux institutions précédentes : le Secrétariat Interreg Grande Région (gestion de projets transfrontaliers d’une certaine envergure avec les fonds européens, comme au niveau écologique par exemple), le Groupement européen de coopération territoriale Alzette-Belval (un GECT qui porte des projets locaux sur ce qui est censé être un territoire transfrontalier commun entre Esch et Villerupt), le Conseil économique et social de la Grande Région (dit «CESGR», organe consultatif sur les dimensions économiques et sociales). • Différentes associations de villes irriguent la Grande Région et peuvent aussi donner des impulsions politiques. Citons Quattropole (qui regroupe les quatre grosses villes de la Grande Région : Metz, Luxembourg, Trèves et Sarrebruck, pour des projets à vocation principalement culturelle et touristique) et Tonicité (Luxembourg, Esch-sur-Alzette, Longwy, Arlon, Metz et Thionville).Grande Région, qui fait quoi ?