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Compensation fiscale : pourquoi la Lorraine ne lâchera pas


Le constat ? Les travailleurs qui créent la richesse au Luxembourg sont à presque 50% des frontaliers (dont la moitié sont lorrains) et 50% des résidents. Le moteur fonctionne à deux bras, il faut donc mieux partager. (illustrations archives Le Quotidien)

«La richesse fabriquée ensemble ne sert principalement qu’à développer le Luxembourg.» C’est sur ce constat amer que s’est achevée notre tournée en Lorraine. Le dossier de la compensation fiscale, qui a enflé à Villerupt en 2017, mobilise en fait jusqu’à Metz et Nancy.

Enquête réalisée par Hubert Gamelon

On croyait le maire de Villerupt isolé dans sa lubie des compensations fiscales. Nous avons découvert que l’enjeu mobilise en fait un large front, jusqu’à Metz et Nancy. Même si de nombreux élus lorrains continuent à se dire rebutés par les compensations, la « petite musique » ira crescendo avec la barre des 100 000 frontaliers français attendue en juin.

Revenons d’abord à Alain Casoni, qui voit dans sa ville 70% des actifs franchir la frontière. « Mon projet n’a pas de teinte idéologique , prévient le maire communiste. Je me base sur les relations entre Genève et les départements français, où des compensations financières existent depuis 1973. Allez dire à Claude Haegi (NDLR : libéral et ex-président du canton de Genève) que c’est un Rouge, on va rigoler ! »

Pour suivre son raisonnement, il faut partir d’un constat inattendu, que nous résumons avec une phrase prononcée par Haegi en 2016 : « Le Conseil d’État genevois a clairement reconnu […] que les communes de domiciliation subissaient des coûts nettement supérieurs aux communes d’emploi. C’est une réalité qui ne disparaît pas avec la frontière. »

Les investissements colossaux (ici le lycée Athénée) réalisés dans le pays sont notamment possibles grâce à la richesse créée par les frontaliers.

Les investissements colossaux (ici le lycée Athénée) réalisés dans le pays
sont notamment possibles grâce à la richesse créée par les frontaliers.

Parallèlement, le travailleur frontalier contribue de façon plus forte à la richesse du pays d’emploi, le Luxembourg dans notre cas. Alain Casoni sort la calculette : « Une commune luxembourgeoise gagne en moyenne 5 600 euros par an et par frontalier (NDLR : par jeu de redistribution des impôts collectés par l’État) , là où une commune française touche au maximum 3 000 euros. La différence est claire ! Alors que le frontalier utilise les écoles, les infrastructures et les collectes de déchets français, pour ne citer que ces exemples. »

Partant de ce constat, Alain Casoni alerte : « Il faut arrêter de résumer le dossier franco-luxembourgeois au transport. C’est un sujet important, mais les parkings relais ne vont pas résoudre les problèmes de fond. » C’est pourtant bien le seul débat qui ressort : A31 bis, trains, liaison Belval… Pour le reste, l’État luxembourgeois conserve des réflexes de vieux couple : « On nous dit : ‘faites-nous une liste des projets que vous voulez réaliser, et on verra bien ce qu’on finance’. C’est méprisant. »

Metz-Nancy : l’arrière-front mobilisé

Alain Casoni souhaite un fonds commun où les rétrocessions fiscales seraient versées (elles seraient de l’ordre de 140 millions d’euros par an, sur le modèle genevois). « Une partie de ce fonds serait gérée par les communes françaises où résident les frontaliers. Une autre serait dédiée aux projets avec le Luxembourg, dans une cogérance entre pays amis. Il existe 17 types de coopération frontalière en Europe. »

On s’est rendu du côté de Metz, pour savoir ce que la capitale mosellane pensait de ces agitations à la frontière. Ici, «seulement» un actif sur cinq travaille au Luxembourg. Passé les amabilités, c’est un coup de tonnerre : « La compensation financière est la mère des batailles à mener » , lâche un conseiller de la ville de Metz et du Sillon lorrain. « Nous travaillons sur une ligne commune claire : la compensation fiscale n’est pas un sujet, c’est le sujet majeur. Sans cela, tout le discours sur un meilleur codéveloppement est faussé .»

Sur des documents que nous avons pu consulter, on comprend que jusqu’à Metz et Nancy, les responsables s’alignent sur un constat : la métropolisation du Luxembourg se fait sans égards envers les régions limitrophes. « Le Luxembourg est ‘bunkerisé’ là où des mécanismes de rééquilibrage existent dans les métropoles d’un même pays : Bruxelles, Lyon, etc. » On répond que le Luxembourg est dans des frontières souveraines, que ce n’est pas comparable. « Donc on fait jouer l’Europe et la mondialisation à fond pour se développer, mais quand il s’agit de partager un peu, on invoque ses frontières ? »

Faillite des élus lorrains?…

S’il n’y avait que les Lorrains qui s’alarmaient, passe encore. L’éternel argument sur ces Français qui ont raté tous les virages de la croissance pourrait jouer. Mais une étude publiée en décembre par le Réseau d’études et d’analyses de la province de Luxembourg montre la situation édifiante en Wallonie : les arrondissements les plus pourvus en travailleurs frontaliers (Arlon, Aubange, etc.) sont les plus mauvais élèves en création d’entreprise ! Le rouleau compresseur «Luxembourg» fait son œuvre.

« La capacité financière d’une ville dépend des impôts sur les particuliers ET des impôts sur les entreprises, poursuit notre interlocuteur. Sans cela, on marche sur une jambe. La Lorraine finit par se dire qu’elle n’a plus d’intérêt à agir au service de la croissance d’une métropole qui ne partage pas.» D’où des blocages sur des sujets clivants (transports…). «La richesse fabriquée à plusieurs ne sert principalement qu’à développer un territoire, nous résume-t-on. Ça ne peut plus durer.»

Enquête à retrouver en intégralité dans Le Quotidien papier du 20 janvier

Que peut y gagner le Luxembourg ?

Une compensation fiscale avec la Lorraine serait coûteuse : autour de 140 millions d’euros par an, sur le modèle genevois. Cela entraînerait des arbitrages dans les investissements du pays, dans un premier temps. Mais l’opération est réaliste, sachant que le budget de l’État luxembourgeois s’élève à 15 milliards d’euros par an. Surtout, il faut envisager les effets positifs potentiels !

Tout d’abord, la Lorraine pourrait accélérer sur la réhabilitation des villes à la frontière et, donc, faire baisser la pression foncière insupportable au Luxembourg, qui pénalise les jeunes et joue clairement dans le turnover tant décrié de l’installation des habitants.

Le Luxembourg verse 30 millions d'euros par an à la Belgique, en plus des accords sur les transports (ici François Bausch et le Belge François Bellot).

Le Luxembourg verse 30 millions d’euros par an à la Belgique, en plus des accords sur les transports (ici François Bausch et le Belge François Bellot).

La question des moyens de transport, vitale pour le Grand-Duché, pourrait aussi être boostée. L’A31 bis et les problèmes de train seraient plus rapidement résolus ! Une Lorraine plus forte permettrait également de sécuriser l’avenir de la main-d’œuvre frontalière, nécessaire au moins jusqu’en 2060, comme le montre l’étude publiée par la Fondation IDEA en mai 2017.

À gros traits : peu importe que le Luxembourg vise les secteurs les plus productifs (high-tech) et peu importe que l’on atteigne 1,1 million d’habitants en 2060 ou finalement 992 000 (les deux grands scénarios) : le levier frontalier restera indispensable, dans des proportions allant de 30% à 50% de la population active globale. Pour parler crument : si la Lorraine n’est pas attractive, les habitants se barrent, et ce n’est ni en Belgique ni en Allemagne que les projections de la natalité sont favorables.

Cette compensation permettrait encore de répondre à un impératif commun assez urgent : former une main-d’œuvre adaptée aux enjeux économiques nouveaux. Il faut former la main-d’œuvre résidentielle (55% du total des actifs pour le moment) comme frontalière (45%), les deux moteurs de l’économie luxembourgeoise… Que dire des 42 000 offres d’emploi qui n’ont pas trouvé preneur en 2016 sur le marché luxembourgeois ? Si la tendance continue, les investisseurs pourraient commencer à douter du cercle vertueux de l’économie.

Qu’il rayonne à son niveau…

Enfin, et c’est fondamental : le Luxembourg doit rayonner dans ses réelles proportions pour être locomotive de la Grande Région, et franchir une nouvelle étape de métropolisation. Luxembourg ne talonnera jamais Singapour ni Francfort en cantonnant son moteur formidable à ses frontières… avec le risque d’étouffement que l’on sait.

Au final, on n’est pas obligé d’être à couteaux tirés avec la Lorraine. Au contraire, le voisin a tout à gagner à ce que Luxembourg libère les énergies, dans des partenariats intelligents au niveau de la formation, de l’implantation d’entreprise (mais que fait Google à prospecter sur des terres arables à Bissen ?!) et dans l’offre résidentielle. Même dans le rayonnement culturel, avec l’apprentissage de la langue luxembourgeoise (si important dans l’opinion) qui retrouverait de l’allant jusqu’en dehors des frontières.

 

Un commentaire

  1. Un salaire luxembourgeois rapporte plus en tva qu’un samaire français. Un exemple parmis tant d’autres