Le Quotidien Indépendant Luxembourgeois
Peut-on rire de tout, se moquer de tous, comme prétend le faire le carnaval d’Alost? Claude Javeau, sociologue de la vie quotidienne, et Pierre Kroll, caricaturiste (au Soir notamment), expriment des avis différents. Pas sans nuances.
Claude Javeau, pour le sociologue que vous êtes : peut-on rire de tout ?
Non, il y a des choses dont on ne peut pas rire, c’est certain. Des gens qui souffrent du coronavirus, ce n’est pas marrant. Bien sûr que c’est le propre d’un carnaval de se moquer, mais imaginez un carnaval qui se moquerait de ceux qui ont le sida ou l’Alzheimer. C’est le genre de sujets qui mettent très mal à l’aise. Je soutiens Charlie Hebdo, mais Charlie Hebdo, au moins, connaît ses limites.
Et donc, vous êtes d’accord avec ceux qui trouvent choquantes les représentations des juifs au carnaval d’Alost.
Jusqu’où peut-on aller dans la caricature, selon vous ?
On peut aller jusqu’où la décence peut aller. C’est le mot clé : décence. Il y a des domaines ou des personnes dont on peut se moquer – comme de l’affaire Benjamin Grivaux, en France, parce qu’on est dans le ridicule – mais des attaques sur le physique de Maggie De Block, parce qu’elle est obèse, je trouve cela déplacé. Même chose d’ailleurs avec Kim Clijsters, moquée au carnaval d’Alost parce qu’elle a un peu grossi. La décence ordinaire commande qu’on ne le fasse pas.
Mais les limites de ce qu’on peut faire ou non ont évolué.
Il y a des choses dont on n’oserait plus rire, c’est vrai. Et c’est normal. Le balancier retourne vers l’ordre moral, plus qu’auparavant. C’est aussi lié aux actions de groupes d’activistes, bien plus présents, par exemple dans des mouvements comme #MeToo. Aujourd’hui, on n’appellerait plus une femme une «gonzesse». Mais il est bien qu’on fasse plus attention au vocabulaire aussi.
Pierre Kroll, pour un caricaturiste : peut-on rire de tout ?
C’est une question complexe. Je pourrais paraphraser Desproges et répondre “pas avec n’importe qui”. Mais je dirais que, d’abord, on n’est pas obligé de rire. On a le droit de ne pas aimer une caricature, d’être choqué. Et on ne peut pas reprocher à ceux qui ne trouvent pas drôle votre humour d’être des imbéciles. On peut trouver le carnaval d’Alost scandaleux.
Mais n’est-ce pas le propre d’un carnaval de choquer ?
Si. L’essence même du lieu est de faire ce qui n’est pas autorisé le reste du temps. Mais tout n’est pas permis pour autant. On ne peut pas s’y promener tout nu, ou violer quelqu’un. Il y a des interdits, mais cela relève des lois.
Et l’interdit moral, vous n’appréciez pas.
Je suis programmé par défaut sur la liberté d’expression et le droit de rire de tout. Et je ne trouve pas de raison d’être aussi acharné à vouloir interdire le carnaval d’Alost. Bien sûr, je comprends le traumatisme, les gens qui se disent choqués par les stéréotypes. Mais ça n’a pas toujours été drôle d’être un Peau-rouge, qui ont été exterminés, et pourtant l’Indien à plumes, c’est un costume du carnaval depuis que je suis tout petit.
Les stéréotypes, c’est indispensable quand on fait de la caricature ?
Je dirais plutôt qu’ils sont inévitables. Sinon, les gens ne comprennent même pas mon dessin. J’ai eu des problèmes avec les LGBT ou les Noirs quand je les dessine. Ou si je représente en juifs orthodoxes les diamantaires anversois. Mais ça, c’est un fait, il n’y a aucune intention antisémite là-dessous.
La limite, c’est l’intention ?
C’est clair. Il faut essayer de comprendre où est l’intention. Et c’est là que les gens du carnaval d’Alost, avec leurs gros sabots, ne m’aident pas. Je ne crois pas que c’est antisémite mais je ne suis pas sûr non plus que parmi les gens qui se déguisent, il n’y a pas des antisémites qui s’en amusent. J’aimais bien le slogan d’Hara-Kiri, journal «bête et méchant». Ça avait l’avantage d’annoncer la couleur. Je comprends les responsables du carnaval d’Alost qui disent : la liberté de choquer existe, utilisons-la. Mais se pose la question du mal qu’on fait. Il faudrait peut-être arrêter cela, sans interdire pour autant.
Entretiens avec Jean-Christophe Herminaire (L’Avenir)
