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Soif de pintes

En Grande-Bretagne, 87 millions de pintes, soit 50 millions de litres de bière, auraient été jetées par les pubs depuis le début de la pandémie de Covid, selon la British Beer and Pub Association. Autant de verres qui n’ont pas été consommés lors de soirées entre amis, de matches de football, d’enterrements de vie de jeune fille ou de garçon et autres joyeux évènements mis entre parenthèses par la pandémie. Entre parenthèses, justement, les brasseurs ne sont pas les seuls producteurs à souffrir de la fermeture des bars et des restaurants. Entre parenthèses, des vies.

Je feuillette les pages d’un album retraçant je ne sais plus combien d’années d’amitié qu’un ami a fait réaliser en je ne sais plus combien d’exemplaires avant la pandémie. J’y reconnais nos tournois de kicker dans notre bar fétiche, nos expéditions pour assister à des concerts, nos concours d’air guitar, nos ateliers de cuisine, nos fous rires… J’y vois plein de choses qui pimentaient nos quotidiens, plein de choses que je n’ai plus vues depuis longtemps, depuis la fermeture des bars et des restaurants, depuis les couvre-feu, depuis les règles limitant le nombre de personnes pouvant se trouver ensemble dans une pièce, depuis que les gamins des amis ramènent le virus à la maison, depuis les quarantaines.

Étant donné que nous voulons davantage faire partie de la solution que du problème, les quadragénaires bien entamés que nous sommes, dans le doute (abstiens-toi !), ont planqué leurs derniers réflexes de rebelles dans un placard et obéissent sagement en se disant qu’ils ne veulent pas avoir la mort de quelqu’un qu’ils aiment sur la conscience. Face au chaos, on cherche un point de repère vers lequel avancer, un phare dans la tempête, une raison de ne pas tout envoyer balader, de ne pas organiser de fête de rue géante et de ne pas serrer des inconnus dans nos bras, juste pour rire. On tient parce qu’on est fiers, parce qu’on est une société, parce qu’on n’est pas une bande d’égoïstes et qu’on est persuadés qu’on va y arriver. On tient parce qu’on est des rockeurs et que les rockeurs n’ont jamais pu encadrer les punks et leur «No future». On tient parce qu’on n’a pas le choix et on se marre à distance pour oublier que le monde entier patauge dans la semoule et que la prochaine pinte de bière fraîche n’est certainement pas encore pour tout de suite. On tient parce qu’on en a sacrément envie de cette pinte de bière et qu’on veut un tome 2 à l’album de photographies.

Sophie Kieffer