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Banqueroute et raison d’État

Entre 1942 et 1944, l’occupant nazi a employé des milliers de travailleurs forcés soviétiques au Luxembourg, principalement dans l’industrie sidérurgique et dans l’agriculture. Dans un rapport des autorités soviétiques datant de 1944, il est question de 2 023 prisonniers et Ostarbeiter (travailleurs de l’Est) répartis dans huit camps sur le territoire luxembourgeois ainsi que de 1 500 individus employés à la campagne. Puis un jour, personne ne sait trop comment, ils ont disparu, et avec eux, le souvenir de leur présence au Grand-Duché.

Du moins jusqu’en septembre dernier, lorsque, dans le mensuel Forum , l’historienne Inna Ganschow publie une véritable bombe, à savoir le résultat de ses recherches sur ce chapitre méconnu, sinon refoulé, de l’histoire nationale et bien plus encore : les coulisses d’une forme d’arrangement, au lendemain de la guerre, entre le pouvoir soviétique, qui exigeait le rapatriement de ses citoyens, et les autorités luxembourgeoises, prêtes à tout, semble-t-il, pour rapatrier les Luxembourgeois emprisonnés au camp de Tambow. L’article en question évoque une véritable traque à l’homme pour retrouver les derniers récalcitrants, dont beaucoup furent à leur retour envoyés au goulag pour trahison. On est ému par cette Russe qui avait décidé de rester et qui a été surprise dans sa cuisine, «les mains tremblantes dans la pâte», par des représentants de la mission militaire soviétique à Bruxelles venus la chercher pour l’emmener avec eux.

«On a fermé les yeux et on a laissé agir une armée étrangère selon ses propres règles», écrit Inna Ganschow, dont l’article semble être passé à peu près inaperçu : signe qu’elle a visé juste. Après tout, les soviétiques étaient nos alliés à ce moment-là… De cet épisode ont subsisté quelques bribes dans les mémoires de Jean Hamilius ou encore dans le dernier recueil de Cornel Meder. Mais cet arrangement n’est pas sans en rappeler un autre, resté non moins caché : le sacrifice des juifs de Luxembourg à la suite de la collaboration de la Commission administrative avec l’occupant nazi.

Frédéric Braun