Tous les ingrédients d’un bon polar sont réunis dans l’affaire qui oppose Yves Bouvier à Andrey Rybolovlev : un marchand d’art, un oligarque, le divorce du siècle, du ballon rond et une amitié brisée.
C’était une belle amitié, de celles qui permettent de réaliser de grandes choses. Le «roi des ports francs» Yves Bouvier avait décidé de s’associer avec l’oligarque russe Andrey Rybolovlev pour alimenter les musées du monde entier d’œuvres d’exception. Jusqu’au moment où la belle machine s’est grippée.
Le 25 février dernier, Yves Bouvier, porteur du projet Freeport Luxembourg, était arrêté et placé en garde à vue à Monaco, patrie d’adoption d’Andrey Rybolovlev, magnat qui a fait fortune dans les mines de potasse de l’Oural avant de vendre son entreprise pour 6,5 milliards de dollars. Selon lui, Yves Bouvier aurait prélevé des marges trop importantes dans des transactions d’œuvres d’art qui ont atteint 2 milliards d’euros entre les deux hommes.
Yves Bouvier a été mis en examen pour escroquerie et complicité de blanchiment. Selon le journal suisse Le Temps, le Genevois a vendu plus de quarante tableaux en dix ans à Andrey Rybolovlev, dont le Salvator Mundi de Léonard de Vinci. Un tableau cédé 127,5 millions de dollars mais qu’Yves Bouvier avait payé entre 75 et 80 millions.
«Rybolovlev veut tuer Bouvier»
Cette affaire a fait éclater un scandale qui agite encore le milieu de l’art. Alors qu’Yves Bouvier était connu pour être le président de la société Natural Le Coultre et le principal locataire du port franc de Genève, peu le soupçonnait d’être en même temps marchand d’art. Alors qu’il étendait son empire avec des ports francs à Singapour, au Luxembourg et en Chine, en coulisses, il vendait des œuvres dans le secret des murs qu’il louait.
Une double casquette qui semble a priori peu envisageable. En tant que patron du transitaire Natural Le Coultre, Yves Bouvier a accès à une mine d’informations confidentielles sur les possessions de ses clients. Et un avantage certain sur les autres marchands d’art.
C’est là le nœud l’affaire : Andrey Rybolovlev considère qu’Yves Bouvier n’aurait dû toucher que 2 % sur les ventes comme intermédiaire alors que le Suisse défend sa position de marchand d’art et les plus-values qu’elle implique.
L’affaire aurait pu se régler à l’amiable, mais elle a tourné au vinaigre. Andrey Rybolovlev, par ailleurs président du club de football de l’AS Monaco, a divorcé en 2008 et a été condamné dans un premier temps à verser près de 4 milliards d’euros à son ex-femme, Elena. En appel, la somme a été réduite à 534 millions d’euros… Soit peu ou prou ce qu’il réclame à Yves Bouvier pour plus-value indue.
Le Russe avait fait bloquer les avoirs du Suisse à Singapour et Hong Kong dans l’attente du jugement, mais la levée du blocage fin août a permis à Yves Bouvier de contre-attaquer. Dans un entretien fleuve accordé à la Tribune de Genève, il s’en prenait violemment à son ennemi intime. «Andrey Rybolovlev a voulu me mettre au goulag et il veut « tuer » Bouvier, c’est la guerre. Je ne les raterai pas. Lui, comme son avocate, elle qui était partie prenante dans les transactions. Ils ont trompé la justice et ont détruit ma réputation. Je détruirai la seule chose qui touche ce milliardaire russe réfugié à Monaco : sa fortune», lançait-il.
La contre-attaque du camp Rybolovlev n’a pas tardé et a pris la forme d’une plainte, à Paris, et de la mise en examen d’Yves Bouvier pour «recel de vol à titre habituel par un professionnel». En cause, cette fois, la vente d’une série de tableaux signés Picasso qu’une belle-fille de l’artiste, Catherine Hutin-Blay, affirme volés. Yves Bouvier s’est rendu en France pour s’expliquer auprès de la juge d’instruction mais a dû s’acquitter d’une caution de 27 millions d’euros.
Associé à Jean-Marc Peretti
Dans un communiqué, le porte-parole d’Yves Bouvier, Marc Comina, a argué de la «bonne foi» de son client. Selon lui, Yves Bouvier a acheté en 2010 «deux portraits à la gouache et 58 dessins à l’encre de Picasso (…) à un trust présenté comme étant celui de Catherine Hutin-Blay». «À la date d’aujourd’hui, Yves Bouvier continue à penser que Catherine Hutin-Blay a autorisé la vente de ces œuvres et que le montant de cette vente a été encaissé», affirme Marc Comina.
Une version contestée par l’intéressée qui, dans un communiqué, assure n’avoir «jamais donné son consentement ni reçu de paiement pour les ventes de Tête de femme, Espagnole à l’éventail et des 58 dessins, réalisées à son insu». «Elle n’est bénéficiaire d’aucun trust et ne connaît pas Yves Bouvier», selon ce texte.
La pression constante du camp Rybolovlev sur Yves Bouvier ternit jour après jour une réputation déjà bien entamée. D’autant que parmi ses coactionnaires dans le projet du Freeport luxembourgeois, on trouve Jean-Marc Peretti, lié au grand banditisme corso-parisien et ancien directeur d’un cercle de jeux, rapporte le journal Le Point. Dans son entretien avec la Tribune de Genève, Yves Bouvier affirme qu’il s’agit uniquement d’un ami associé à titre passif dans le Freeport. «Il a un très bon œil et marchander le prix d’une œuvre d’art, c’est un peu pour lui jouer au poker. J’ai utilisé ses talents pour qu’il m’aide à négocier des œuvres», confie le Genevois.
Sauf que pendant ce temps, au Freeport, les salariés font grise mine. Car c’est tout le marché de l’art qui est emporté dans cette guerre Bouvier-Rybolovlev. «C’est un peu compliqué, en ce moment, avec cette affaire», glisse même l’un d’eux. On le comprend.
Christophe Chohin