Règles du commerce international, exception agricole, sécurité alimentaire mondiale : plusieurs raisons expliquent pourquoi les céréales russes importées en Europe depuis l’invasion de l’Ukraine étaient exemptées jusqu’à présent non seulement de sanctions, mais aussi de droits de douane.
Un état de fait auquel les Vingt-Sept mettent un terme, en approuvant jeudi l’imposition de tarifs douaniers « prohibitifs » à partir du 1ᵉʳ juillet.
Pas d’embargo, mais des tarifs dissuasifs
Dans les différents trains de sanctions adoptés contre Moscou depuis 2022 (gaz, système bancaire…), les Européens avaient pris soin de ne cibler ni les produits agricoles ni les engrais : ils redoutaient de déstabiliser les échanges et de fragiliser la sécurité alimentaire de pays d’Asie et d’Afrique importateurs de blé russe.
Proposée en mars par Bruxelles, la décision validée jeudi par les États de l’UE prévoit à partir de juillet des droits de douane « prohibitifs » sur les produits agricoles russes, en vue d' »assécher » des revenus permettant à Moscou de financer sa guerre en Ukraine. Sont aussi visés les produits du Bélarus, représentant des volumes très faibles.
Contrairement à des sanctions, cela permettra le transit « sans entrave » par le territoire de l’UE à destination de pays tiers, le stockage dans des entrepôts douaniers dans l’UE ou le transport à bord de navires européens.
Mais les nouveaux tarifs sont suffisamment élevés pour décourager les importations dans l’UE, avec des droits à 93 ou 95 euros par tonne pour le blé tendre, le seigle, l’orge, le maïs ou le sorgho, et un droit de 50% « ad valorem », c’est-à-dire proportionnel à la valeur de la marchandise, pour d’autres produits (huiles, légumes…).
Pourquoi le blé russe échappe jusqu’ici aux droits de douanes ?
La Russie bénéficie depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2012 de la clause dite de la « nation la plus favorisée ».
Cette clause est un pilier du libre-échange reposant sur le principe de réciprocité et de non-discrimination.
L’OMC exige que tout avantage commercial — comme une réduction des tarifs douaniers — accordé par un membre soit automatiquement appliqué à tous les autres: l’idée est de « facturer le même prix un café, peu importe qui le demande », selon le site de l’organisation.
Des exceptions sont possibles. Des pays peuvent conclure un accord de libre-échange qui s’applique uniquement aux marchandises échangées à l’intérieur du groupe. Ou un pays peut faire obstacle à des produits faisant l’objet, à son avis, d’un commerce inéquitable.
Ce statut de la nation la plus favorisée a déjà été dénoncé, par les États-Unis pour Cuba par exemple.
Le cas de l’Ukraine
L’Ukraine a adhéré à l’OMC en 2008. Ses relations avec l’UE, son principal partenaire commercial, sont toutefois régies par un accord d’association garantissant aux entreprises ukrainiennes un accès préférentiel au marché européen depuis 2016.
Depuis l’invasion russe, l’UE a supprimé les barrières douanières pour les produits ukrainiens. Elle a récemment décidé de réintroduire des freins à certaines importations agricoles (sucre, volailles, œufs, maïs… mais pas pour le blé ni l’orge), en réponse à la colère des agriculteurs européens dénonçant la concurrence de l’afflux accru de ces produits sur leur marché.
Comment va faire l’UE ?
Le texte adopté prévoit d’activer une « clause d’exception » pour faire en sorte que Russie et Bélarus n’aient plus accès à aucun des « contingents » de l’UE fixés pour les céréales dans le cadre de l’OMC, qui « offrent un meilleur traitement tarifaire.
L’UE, comme les États-Unis, avait dès mars 2022 dénoncé le statut dit de nation la plus favorisée dont bénéficie Moscou. Sans toutefois enclencher le processus.
Pour le révoquer avec la Russie, l’UE mettra en avant « l’exception de sécurité » prévue par les accords de l’OMC, qu’elle estime être « en droit d’invoquer en raison de l’urgence et des relations entre la Russie et l’UE », selon un expert de la Commission.
Cette proposition devra être entérinée par une majorité qualifiée d’États membres (15 pays représentant 65% de la population de l’UE).
Sans attendre, la Lettonie a interdit en février l’importation de produits alimentaires de Russie et du Bélarus ; et les trois États baltes, la République tchèque et la Pologne réclament une interdiction complète de ces importations dans l’UE.
Le poids des grains russes
Selon son agence nationale des statistiques Rosstat, la Russie a récolté l’année dernière 142,6 millions de tonnes de céréales, la deuxième plus grande quantité de l’histoire du pays après une année 2022 record avec 157,6 millions de tonnes.
Dmitri Patrouchev, alors ministre russe de l’Agriculture, avait affirmé en fin d’année dernière que les revenus totaux provenant des exportations de produits agricoles russes avaient dépassé pour la première fois 45 milliards de dollars en 2023 (contre 1,4 milliard en 2000).
L’an dernier, selon les statistiques européennes, la Russie a notamment exporté 4,2 millions de tonnes de céréales, oléagineux et produits dérivés vers l’UE, pour une valeur de 1,3 milliard d’euros.
Les importations de céréales russes, très inférieures aux volumes venant d’Ukraine, constituent une infime partie (environ 1%) du marché européen.