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Populations, environnement : les impacts de l’injustice fiscale


Pour Cédric Leterme, docteur en sciences politiques et sociales, "il s'agit au minimum de mettre fin au néolibéralisme". (Photo Julien Garroy)

L’injustice fiscale a un impact considérable, dramatique même, sur les populations et l’environnement. Les pays du Sud sont les plus affectés par cet argent qui leur échappe.

Cédric Leterme est docteur en sciences politiques et sociales chargé d’études au Cetri, le Centre d’études sur le développement et les rapports Nord-Sud de Louvain. Il a coordonné l’ouvrage collectif Quelle justice fiscale pour le Sud ?, thème qu’il a développé au cours d’une conférence donnée à l’Altrimenti à Luxembourg.

En quoi consiste la justice fiscale ?

S’il y a un constat assez largement partagé aujourd’hui sur le fait qu’il y a une injustice fiscale profonde, ce que devrait être une justice fiscale fait l’objet d’énormément de débats. Car la justice fiscale ne se résume pas à la lutte contre l’évasion fiscale ni à supprimer les paradis fiscaux, même s’il s’agit d’un aspect très important.

On peut en effet parler de justice fiscale à différents niveaux : entre les pays, dans la manière d’adopter certaines règles internationales, en termes de distribution d’équités socio-économiques, d’un point de vue écologique ou par rapport à l’égalité entre les hommes et les femmes. Définir ce que l’on veut comme fiscalité juste doit faire l’objet d’un débat démocratique, lequel est clairement évité, car il s’agit au fond non pas de résoudre des problèmes techniques mais d’émettre de véritables choix politiques.

Quel impact l’injustice fiscale a-t-elle sur l’environnement et l’égalité de genre ?

Il s’agit là d’éléments profondément affectés par la fiscalité. Il faut d’énormes moyens pour financer la transition écologique par exemple. Et les pays du Sud, qui sont les plus affectés par le changement climatique, sont ceux qui ont le moins de moyens et sont le moins préparés pour y faire face. Or, s’ils n’ont pas les ressources fiscales pour financer cette transition, ils sont donc entièrement dépendants du secteur privé, qui n’est pas le plus ardent et le plus rapide pour régler cette question…

Quant aux femmes, elles ont généralement des revenus plus précaires, plus faibles que les hommes, elles travaillent dans des secteurs plus informels et dépensent plus pour le ménage. En outre, elles n’ont pas les mêmes besoins que les hommes en matière de soins. Elles sont donc plus affectées qu’eux par cette injustice.

En l’absence de justice fiscale, quel est le manque à gagner pour les pays du Sud ?

C’est très difficile à chiffrer car, par définition, ce sont des flux opaques. Toutefois, pour ce qui est des flux illicites – c’est-à-dire liés aux activités criminelles, aux placements dans des paradis fiscaux par des individus et aux impôts que parviennent à éviter les multinationales –, c’est l’Afrique qui proportionnellement perd le plus. En termes de volume, c’est en Asie que l’on trouve les plus gros paradis fiscaux (notamment Singapour et Hong Kong). On estime que 8% de la richesse des particuliers et 40% des profits de multinationales sont placés dans des paradis fiscaux.

Assurer une justice fiscale relève-t-il de l’utopie ?

Il y a énormément de travail à faire, c’est sûr, et cela ne passera pas par des discours techniques ni des listes établissant que tel pays est un paradis fiscal. En fait, il faut une révision beaucoup plus profonde de l’architecture actuelle de la finance et de l’économie mondiale. On pourra faire toutes les lois qu’on veut, tant que le système économique incitera à des comportements illégitimes (destructeurs de l’environnement, qui s’appuient sur le dumping social et fiscal, etc.), ces lois seront contournées. Il faut d’abord limiter le pouvoir des multinationales, s’assurer qu’elles ont moins d’argent pour ensuite faire du lobbying afin de payer moins d’impôts. Il s’agit donc au minimum de mettre fin au néolibéralisme.

L’application de taux d’imposition élevés est-elle une solution ?

Des taux élevés ne sont pas un frein à l’économie, au contraire. Non seulement du fait de la redistribution, mais aussi parce que de tels taux ont un impact sur la distribution primaire : il y a moins d’intérêt à accumuler pour accumuler puisque à partir d’un certain seuil, tout sera pris. C’est comme instaurer un revenu maximum. L’argent est alors réinvesti.

Prenons l’exemple des Trente Glorieuses. Bien sûr, la croissance reposait sur l’exploitation du Sud et ce n’était pas du tout viable du point de vue écologique. Mais sur un plan strictement financier et économique, on est parvenu à maintenir la finance à sa place grâce à une régulation drastique des capitaux et de la concurrence entre États. Le capitalisme était implanté, mais sa tendance à l’accumulation était très corrigée. On avait des taux marginaux d’impôts sur le revenu des tranches supérieures qui allaient jusqu’à 90% dans les années 60 aux États-Unis !

Les pays scandinaves en sont aussi des exemples. Ils ont une fiscalité extrêmement importante, un système de protection sociale très généreux, une fonction publique très développée et pourtant ils comptent parmi les économies les plus performantes de la planète et affichent le moins d’inégalités. Ce sont les pays où les ressources sont les plus socialisées.

Quel impact le manque de justice fiscale dans les pays du Sud peut-il avoir sur les pays du Nord ?

Il faut savoir que les pays du Sud reçoivent énormément d’investissements directs étrangers par des multinationales qui sont originaires des pays du Nord. Or les États du Sud perçoivent extrêmement peu. Ils se font donc non seulement piller leurs ressources, mais en plus en retirent très peu en termes d’impôts puisque ces entreprises passent par des paradis fiscaux, notamment par le Luxembourg pour certaines d’entre elles.

Il faut souligner aussi qu’à travers l’existence des paradis fiscaux, où les flux financiers se mélangent, on perpétue des activités criminelles qui ont surtout lieu au sud. Ce que ces pays perdent du fait de l’évasion fiscale correspond à dix fois plus que ce qu’on leur donne en aide au développement. C’est un système complètement hypocrite. Il faut donc aider le Sud parce que c’est une situation inacceptable humainement, mais en plus c’est dans notre intérêt de le faire pour des raisons écologiques, migratoires et de stabilité géopolitique. Quand on prive des États de toutes les ressources qui pourraient permettre de construire un État un peu stable, on se retrouve avec des conflits et du terrorisme.

Entretien avec Tatiana Salvan