Marc Solvi, le président de l’ASBL Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg, revient sur les enjeux auxquels sont confrontés les ingénieurs aujourd’hui et sur les constructions au Grand-Duché.
Marc Solvi est ingénieur en métallurgie de formation et a fait toute sa carrière au sein de l’entreprise d’ingénierie industrielle Paul Wurth, où il a gravi les échelons jusqu’à en devenir le directeur général pendant 17 ans. Parti en retraite il y a sept ans, il reste néanmoins très actif, assurant différents mandats d’administrateur, et préside depuis 11 ans l’association Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg, anciennement Da Vinci.
Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre la présidence de l’ASBL Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg en 2010 ?
On me l’a tout simplement demandé ! En tant qu’ingénieur de formation et patron d’une société d’ingénieurs, Paul-Wurth, qui employait à l’époque 1 500 personnes, dont plus de la moitié étaient des ingénieurs, je connaissais le métier. On m’a donc demandé de reprendre la présidence d’une des trois associations d’ingénieurs qui existaient alors. L’une des premières ambitions a été de les fusionner, ce que nous avons d’ailleurs fait en 2015 sous le nom Da Vinci.
Nous avons ensuite considéré que le moment était venu de mettre le nom de notre association en adéquation avec les métiers que nous représentons et nos ambitions. Au regard des défis de notre société, nous ne pouvons plus nous satisfaire uniquement de la promotion de nos professions et devons faire entendre notre voix et participer aux débats qui dessinent notre futur et dont l’ingénieur et le scientifique sont des acteurs incontournables, d’où ce nouveau nom : Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg (NDLR : adopté en mai dernier). Nous sommes en partenariat avec l’OAI (l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils), qui représente essentiellement les architectes. Notre association représente 3 000 membres, dont 1 800 ingénieurs et scientifiques environ.
De nos jours, les enfants sont malheureusement de moins en moins attirés par les sciences
Quelles sont les missions d’Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg ?
L’ASBL n’est pas un lobby. C’est une association qui soutient et encourage le progrès technique s’il est fait de façon durable et qui développe toutes sortes de projets au travers de conférences, visites et séminaires. Nous avons un projet phare : l’Atelier du savoir, le Wëssens-Atelier, qui consiste à encourager des enfants de 8 à 12 ans à s’intéresser aux sciences et à la technique. De nos jours, les enfants sont malheureusement de moins en moins attirés par les sciences et c’est un manque. Un membre de notre ASBL se rend donc à plein temps dans les écoles et les maisons relais pour organiser des petits ateliers au cours desquels les élèves fabriquent des petites choses, comme des petits moulins à vent, afin de les initier aux sciences et technologies.
Le Forum Da Vinci, que nous avons construit, est par ailleurs un lieu d’accueil, de rencontres et de conférences. Cette année par exemple, nous organisons chaque mois un cycle de conférences sur l’hydrogène – son utilisation, sa production et son transport – car c’est un vecteur énergétique d’avenir.
Un ingénieur de nos jours n’a pas besoin de briguer un emploi, on va le chercher !
Estimez-vous qu’il y a une pénurie d’ingénieurs au Luxembourg ?
Oui, évidemment, et pas uniquement au Luxembourg. Le problème – et c’est un problème de société – les gens s’orientent plutôt vers les sciences « molles » : la sociologie, la pédagogie, la psychologie… Pas vers les mathématiques ou la physique. Les mathématiques ne sont pas les amies de l’homme ! C’est une évolution de la société qui va vers des métiers moins techniques. Ce n’est pas un blâme, juste un constat. De fait, un ingénieur de nos jours n’a pas besoin de briguer un emploi, on va le chercher ! L’image de marque des ingénieurs était un peu mise à mal du fait des problèmes d’environnement, de saleté et de bruit liés à l’usine. Mais aujourd’hui les usines sont de plus en plus propres.
Et avec le développement de la société, il y a tellement de nouvelles disciplines qui se créent. Certains métiers n’existaient pas encore il y a seulement dix ans et il y en aura d’autres dont nous ignorons encore le contenu, que ce soit en médecine, au niveau des transports, de la mobilité, de la robotisation, de la digitalisation… Qui pourra assumer tout cela ? Qui pourra résoudre les grands problèmes auxquels nous allons être confrontés, comme le changement climatique ou la vieillesse ? Les scientifiques et les ingénieurs.
Cette évolution ne va-t-elle pas priver de travail beaucoup de monde, notamment des personnes moins qualifiées ?
L’ouvrier qualifié sera remplacé par un robot. Mais une opération chirurgicale pourra se faire au dixième de millimètre près. Je ne porte pas un jugement, mais il y aura effectivement de grands problèmes à venir : que va-t-on faire de l’homme si tout est robotisé ? Et surtout des personnes moins qualifiées ? C’est pour cela que l’éducation tout au long de la vie est un sujet absolument essentiel. Le métier que j’ai fait personnellement était obsolète au bout de 15 ans seulement et ce que les ingénieurs apprennent aujourd’hui sera différent dans dix ans. Le progrès s’emballe, car plus le monde est interconnecté, notamment les chercheurs, plus les progrès sont rapides.
L’ingénierie rencontre toujours des difficultés de féminisation…
Il y a effectivement peu de femmes qui deviennent ingénieures. Dans notre association, nous comptons environ 6% de femmes… Pourtant, ingénieur est un métier garanti pour les femmes. Un employeur va souvent même préférablement engager une femme plutôt qu’un homme. À cela, une raison que je qualifie de stupide : augmenter les quotas, mais aussi une raison intelligente : l’arrivée des femmes dans ces métiers apporte une plus-value, permet de changer de regard. Il faut féminiser ces métiers. J’ai pu constater que les discussions sont différentes dans une réunion lorsque les deux sexes sont représentés.
Concernant les récents évènements météorologiques, la façon dont on dénature le territoire a pu être mise en cause par certains. Y a-t-il eu au Luxembourg une forme de construction sauvage qui a participé à aggraver les dernières inondations ?
Nous sommes désormais face à un désordre au niveau climatique – ce que certains pourtant ne veulent toujours pas croire! Pour autant, je ne sais pas si les constructions ont eu un rôle à jouer dans ces évènements. Les constructions ont été faites d’après des standards en vigueur à un certain moment. Il faudra évidemment revoir les standards avec l’amplification de ces phénomènes. Mais on ne peut pas dire dans un pays européen soumis à des normes et des contrôles que les constructions étaient mauvaises. J’ai vécu le revers de la médaille : nous avons été énormément contrôlés.
L’humanité doit se rendre compte que les ressources sont limitées et qu’on ne peut pas continuer comme ça. Nous les exploitons à un rythme de plus en plus effréné et cela va davantage augmenter, car la population va elle-même continuer d’augmenter. Il faut éduquer les gens et que des pays européens ou les États-Unis montrent l’exemple pour que nos standards deviennent la norme. Ce qui est sûr, c’est que nous devons ménager le climat.
Quel genre de standards préconiseriez-vous par exemple ?
Il faudra concevoir et réaliser tout « aussi bon que nécessaire » et non pas « aussi parfait que possible ». Tout doit être dimensionné aussi bon que nécessaire, pas plus, sinon c’est du gaspillage. Pourquoi chauffer à 23°C si 20°C sont suffisants ? La tendance est de réaliser les choses aussi parfaitement que possible. Mais il ne faut pas mettre du luxueux autour, il faut ménager les ressources. Ce serait déjà un grand pas. L’évolution vers le durable est un impératif et les changements ne viendront pas d’en haut.
Comment ménager le climat et répondre aux besoins de logements ?
Ceci est une question éminemment politique ! Il y a en tout cas un problème fondamental : nous voulons conserver notre bien-être et pour cela il faut de la croissance. Un monde sans croissance n’est possible que si nos coûts n’augmentent pas, or ils augmentent toujours : les gens vivent plus longtemps, sont plus nombreux et ne veulent pas diminuer leur confort. Pour financer ces coûts, il faut donc de la croissance, qui implique plus d’énergie. Et c’est une équation que je ne sais pas résoudre.
Où en est le Luxembourg sur la voie de la construction durable ? Êtes-vous optimiste ?
Il y a beaucoup de choses qui se font. Cela ne va peut-être pas suffisamment vite en apparence, mais lorsque l’on compare la façon dont on construisait une maison il y a 15 ans par rapport à aujourd’hui, la manière dont on tâche d’épargner de l’énergie désormais, on constate que des avancées sont faites. On ne voit pas toujours les petits pas, qui sont souvent plus intelligents, mais avec du recul, on se rend compte du chemin parcouru.
Entretien avec Tatiana Salvan
Un prix pour récompenser les ingénieurs
Le 21 juin dernier, l’ASBL Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg a remis son premier Grand Prix en sciences de l’ingénieur/prix Armand-Delvaux, qui vise à récompenser un travail scientifique pouvant être transposé dans une réalité économique. L’occasion d’offrir un peu de visibilité aux projets scientifiques menés au Grand-Duché et d’encourager les sciences appliquées.
Pour cette toute première édition (repoussée à deux reprises en raison de la pandémie), un jury international a récompensé une équipe de quatre ingénieurs de l’entreprise Paul Wurth (Fabrice Hansen, Yves Reuter, Christophe Solver et Paul Tockert) pour leur travail intitulé «BFXpert – Futureproof process automation solution for blast furnaces and upcoming alternative ironmaking processes». «Les hauts-fourneaux sont des engins complexes équipés de milliers d’instruments qui produisent 10 000 tonnes de fonte par jour, explique le président d’Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg, Marc Solvi. Ils doivent être optimisés tant au niveau énergétique qu’au niveau de la qualité pour pouvoir fonctionner sans interruption pendant 20 ans. Grâce aux informations des capteurs, il s’agit d’automatiser au maximum ces machines pour qu’il n’y ait pratiquement plus d’influence humaine. Ce projet sur lequel ont travaillé les lauréats a aussi un intérêt environnemental : un haut-fourneau produit beaucoup de CO2,donc plus on l’optimise, moins on produit de CO2.»
L’équipe gagnante s’est vu remettre une dotation de 10 000 euros, dont elle a décidé de faire don au Wëssens-Atelier, l’atelier de l’association Ingénieurs et scientifiques du Luxembourg qui a pour but de promouvoir les technologies auprès des 8-12 ans en intervenant directement dans les écoles. Le prix Armand-Delvaux porte le nom d’un industriel luxembourgeois décédé en 1998. Son épouse, Nicky Delvaux-Halbwidl, a tenu, grâce à ce don, à saluer la mémoire et l’altruisme de son défunt mari. Le prix Armand-Delvaux sera remis tous les deux ans.
T.S