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Freeport Luxembourg: les questions qui dérangent


L'intérieur du Freeport, le 5 février, lors d'une conférence de presse qui a suivi la visite d'un groupe de députés européens. (Photo: Tania Feller).

Deux eurodéputées socialistes interpellent par courrier Pierre Gramegna  sur la transparence du Freeport Luxembourg. Elles interrogent le ministre de tutelle des douanes sur les propriétaires des marchandises qui y sont stockées et sur les actionnaires de l’établissement.

Après la visite, les questions : l’élue portugaise au Parlement européen Ana Gomes et sa consœur sociale-démocrate autrichienne Evelyn Regner ont pris Robert Goebbels au mot. Le 5 février dernier, avec d’autres eurodéputés, elles avaient visité le Freeport, dont l’ancien ministre socialiste est le président du conseil d’administration. Il avait alors été interrogé sur les contrôles et les informations réunies par le Freeport sur les propriétaires des œuvres d’art, voitures de collection, vins ou autres biens de grande valeur entreposés dans ce bâtiment dont la silhouette aux airs de bunker se dresse à deux pas des pistes d’envol du Findel.

Ces élus sont membres des anciennes commissions d’enquête PANA et TAXE du Parlement européen, constituées après les révélations des Panama Papers et des LuxLeaks. De 2015 à 2017, ils ont enquêté sur le blanchiment d’argent et la fraude fiscale dans l’UE. Au cours d’auditions menées au Luxembourg, ils avaient dénoncé l’opacité des ports francs, estimant dans leur rapport final qu’«ils offrent des solutions de stockage offshore susceptibles de favoriser le blanchiment d’argent et la dissimulation fiscale».

Qui sont les bénéficiaires ultimes

Aussi, le 5 février, les questions étaient-elles nombreuses et précises. Hélas, Robert Goebbels n’avait pas été en capacité d’y répondre car, avait-il dit, sa société ne fait que louer des espaces à des entreprises qui les louent à leur tour à des clients pour le stockage de marchandises dont le Freeport ignore tout. Pour plus de détails, Robert Goebbels les avait invités à interroger la douane, dont trois agents sont affectés au Freeport.

Vendredi dernier, Ana Gomes et Evelyn Regner ont adressé une lettre au ministre luxembourgeois des Finances qui exerce la tutelle sur l’administration douanière. Elles y posent 16 questions à Pierre Gramegna. En préambule, les deux députées rappellent les obligations des États à agir «en conformité avec les règles européennes sur la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité».

Les deux élues constatent que le Freeport n’est pas tenu d’identifier les bénéficiaires ultimes des biens entreposés par ses clients dont elles dévoilent par ailleurs le nom dans cette lettre dont l’accès est public.

Quand le locataire est aussi le propriétaire

Il est à noter que parmi les sociétés locataires du Freeport, l’une d’entre elles au moins, Fine Art Logistics Natural Le Coultre, est détenue par Yves Bouvier qui est aussi l’actionnaire principal du port franc. Il est donc difficilement envisageable que le Freeport ignore absolument tout des activités de ses clients, à moins d’accréditer le fait que le propriétaire Yves Bouvier ne sache pas ce que fait le locataire Yves Bouvier…

Dans leur lettre à Pierre Gramegna, les eurodéputées l’interrogent tout d’abord sur les informations collectées par la douane au Freeport : connaissent-ils les bénéficiaires ultimes des biens entreposés? Les agents sont-ils formés pour ce travail? Sont-ils informés des ventes à l’intérieur du Freeport sans même que les marchandises ne changent de place? Les données récoltées sont-elles transmises au fisc luxembourgeois ou à des autorités étrangères dans le cadre de l’échange automatique d’informations fiscales?

Une seconde série de questions porte sur les sociétés clientes qui entreposent les marchandises pour le compte de particuliers ou d’autres entreprises. Comment sont-elles agréées et contrôlées pour prévenir le blanchiment, le financement du terrorisme ou la fraude fiscale? Que savent-elles de leurs clients et ces informations sont-elles partagées avec les autorités luxembourgeoises?

Le ministre répondra

Enfin, Ana Gomes et Evelyn Regner veulent savoir qui sont les actionnaires d’Eurocenter Investment SA, société faîtière qui contrôle le Freeport. Elles s’intéressent particulièrement à Jean-Marc Peretti, seule personne nommément citée dans ce courrier. Le nom de cet homme d’affaires français était plusieurs fois apparu ces dernières années dans la presse hexagonale en relation avec une perquisition dans un cercle de jeu parisien. Plus récemment, le 19 février, il était également mentionné dans un article du Monde consacré au gang corse dit du «Petit Bar». Le 5 février dernier, Robert Goebbels, qui préside pourtant le conseil d’administration, avait indiqué ne pas le connaître.

«Le Luxembourg s’est doté d’un solide cadre légal pour garantir la traçabilité des biens stockés dans le Freeport et s’assurer que toutes ses activités sont en conformité avec les standards internationaux», avait affirmé Pierre Gramegna le 17 septembre 2014, jour de l’inauguration du port franc. Pour en convaincre les eurodéputées, il lui reste à répondre à leurs questions. Ce qu’il fera, nous a assuré son entourage.

Fabien Grasser

«Optimisation fiscale pour biens de haute valeur»

À l’origine, les ports francs devaient simplifier le transit de marchandises par un pays en évitant de lourdes procédures et taxes douanières dans le but de faciliter le commerce.
Dans un rapport consacré en 2014 aux «ports francs et entrepôts douaniers ouverts», le Contrôle fédéral des finances (CDF) déplorait un dévoiement de ce principe en Suisse. Le CDF est un organisme étatique indépendant qui assiste le parlement et le Conseil fédéral dans le contrôle de la gestion financière de l’administration et d’organisations semi-étatiques et internationales.

Dans son rapport, il constate «que plusieurs entrepôts connaissent très peu de mouvements de marchandises, ce qui signifie que les biens sont stockés sur une longue durée, parfois plusieurs dizaines d’années». Le Freeport Luxembourg ayant ouvert ses portes en 2014, il est impossible que des biens y soient entreposés depuis des décennies. Mais comme en Suisse, son fonctionnement prévoit le stockage à long terme d’œuvres d’art qui peuvent même changer de propriétaire sans jamais quitter les locaux.

Gestion de fortune

Le CDF porte un regard peu amène sur ces pratiques, estimant que «ce type d’entrepôt douanier a une fonction de gestion de fortune privée ou institutionnelle et d’optimisation fiscale pour des marchandises de haute valeur (œuvres d’art, métaux précieux)».

Le CDF note que le nombre de ports francs a baissé dans la Confédération, passant de 18 en 2008 à 10 en 2013. Mais, relève-t-il, «l’importance des ports francs a diminué à l’exception de celui de Genève», dont Yves Bouvier, actionnaire principal du Freeport Luxembourg, était un acteur majeur jusqu’en octobre dernier, quand il a vendu la branche suisse de sa société Natural Le Coultre au transporteur français André Chenue SA. Le port franc de Genève, d’une surface proche de 150 000 m2 situés à côté de l’aéroport, propose de l’entreposage sous douane ou hors douane.

100 milliards de francs suisses

Lorsque le CDF a rédigé son rapport en 2014, il n’a pas pu déterminer la valeur des marchandises qui y sont entreposées, se référant aux médias pour établir une évaluation : «Les douanes ne disposent pas d’informations pour les dépôts francs sous douane. La presse évoque le chiffre de 100 milliards de francs suisses de biens entreposés aux ports francs de Genève.» La conclusion du rapport du CDF est sans appel : «Ceci ne correspond pas à la fonction première des entrepôts douaniers, ni à l’esprit de la loi. L’autorisation ne devrait être délivrée que pour des entrepôts avec des mouvements réguliers de marchandises.»

F.G.