La Commission européenne a adopté ce mercredi une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises. Une avancée, mais pas une victoire selon les défenseurs des droits humains.
Après pas moins de trois reports, la proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance a été adoptée ce mercredi par la Commission européenne (CE). S’il était définitivement adopté, ce texte contraignant obligerait les entreprises à mettre en place des mesures visant à «prévenir, cesser ou atténuer» les atteintes aux droits de l’homme (telles que le travail des enfants, l’exploitation des travailleurs…) et à l’environnement (pollution, perte de biodiversité…) causées par leurs activités.
En cas d’infraction, les entreprises pourraient se voir infliger des amendes par les autorités administratives nationales que les États membres auront désignées pour contrôler l’application de ces nouvelles règles. Les victimes pourront quant à elles intenter une action en justice pour obtenir des réparations.
Ces mesures seront appliquées tant aux entreprises elles-mêmes qu’à leurs filiales et à leurs chaînes de valeur. Les entreprises devront en outre s’assurer du respect de ces engagements et dresser un bilan annuel de l’impact de leurs activités.
Les PME pas concernées
En l’état, environ 13 000 entreprises européennes seront concernées par cette directive ainsi que 4 000 entreprises de pays tiers. D’après le texte, le devoir de vigilance ne serait en effet imposé qu’aux groupes européens de plus de 500 employés ayant un revenu annuel de plus de 150 millions d’euros et aux entreprises non européennes réalisant un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros dans l’UE. Les premières devront en outre «disposer d’un plan permettant de garantir que leur stratégie commerciale est compatible avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5 °C conformément à l’accord de Paris».
Des «obligations de vigilance simplifiées» (limitées aux risques majeurs) concerneront toutefois des entreprises européennes comptant plus de 250 employés si leurs revenus dépassent les 40 millions d’euros et qu’ils proviennent pour moitié de secteurs «à risque» : textile, cuir, minerais, agriculture… Idem pour les groupes non européens générant 40 millions dans l’UE et dont la moitié des revenus mondiaux vient de ces secteurs.
Les petites et moyennes entreprises se voient donc dispensées de cette obligation de vigilance. Des eurodéputés ont aussitôt dénoncé «le manque d’ambition» de la proposition, à l’instar de l’Allemande Anna Cavazzini (Verts) : «L’exclusion complète des PME signifie que 99 % des entreprises européennes poursuivront leurs activités comme si de rien n’était.» En outre, «limiter le devoir de diligence aux « relations commerciales établies » crée une faille importante» si les entreprises changent régulièrement de fournisseurs, avertit l’eurodéputée.
«Cela exclut de nombreuses entreprises dans l’agroalimentaire et le textile» un secteur pourtant à risque comme l’a montré l’effondrement du Rana Plaza, qui avait provoqué la mort de plus de 1 100 personnes en 2013, observe pour sa part Richard Gardiner, expert de l’ONG GlobalWitness.
Des avis partagés par Antoniya Argirova, responsable plaidoyer pour Action solidarité tiers-monde (ASTM), qui milite depuis plusieurs années pour l’instauration d’une loi nationale sur le devoir de vigilance et que nous avons contactée dans la foulée de la parution du communiqué de presse de la CE : «Il faudra analyser le texte en profondeur. Mais avec cette proposition, seules 0,2 % des entreprises de l’UE seront concernées. C’est insuffisant, d’autant que l’on sait que les PME peuvent aussi poser des risques en matière de droits humains et d’environnement. En outre, la responsabilité civile en cas de dommages ne s’appliquera qu’aux relations directes.»
Plusieurs années avant l’application
Du côté des chefs d’entreprise, sans surprise, on regrette déjà l’approche strictement «volontaire». L’association patronale BusinessEurope redoute que cette réglementation n’entraîne «une paralysie des décisions» face aux risques encourus et «des poursuites judiciaires sans fin».
La CE est claire sur ce point : «Un certain nombre d’États membres ont déjà introduit des règles nationales sur le devoir de vigilance (NDLR : notamment la France en 2017) et certaines entreprises ont pris des mesures de leur propre initiative. Des améliorations à grande échelle, difficiles à obtenir au moyen de mesures volontaires, sont toutefois nécessaires.»
«Si certaines entreprises européennes jouent déjà un rôle de premier plan dans les pratiques d’entreprise durables, nombre d’entre elles sont encore confrontées à des difficultés pour comprendre et améliorer leur empreinte environnementale et leur bilan en matière de droits de l’homme», défend Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur. Il ajoute : «En raison de la complexité des chaînes de valeur mondiales, il est particulièrement difficile pour les entreprises d’obtenir des informations fiables sur les activités de leurs fournisseurs. La fragmentation des règles nationales ralentit encore les progrès accomplis dans l’adoption de bonnes pratiques. Notre proposition permettra de faire en sorte que les grands acteurs du marché jouent un rôle de premier plan dans l’atténuation des risques dans l’ensemble de leurs chaînes de valeur, tout en aidant les petites entreprises à s’adapter aux changements.»
Si Antoniya Argirova salue «cette première initiative» et la décision de créer des autorités de supervision, elle reste toutefois très vigilante pour la suite. «Le texte peut encore être affaibli pour faire consensus, voire même ne jamais être adopté. Ce n’est pas encore gagné», prévient-elle.
La proposition doit en effet encore être soumise à l’approbation du Parlement européen et du Conseil, ce qui pourrait prendre encore «cinq à six ans, dans un scénario optimal, et ce n’est pas une proposition facile à faire accepter», estime la responsable plaidoyer d’ASTM. Une fois la directive adoptée, les États membres auront ensuite deux ans pour la transposer dans leur droit national. «Le Luxembourg pourrait alors être doté de cette loi dans une dizaine d’années. C’est vraiment tard», déplore Antoniya Argirova.