Pourquoi la viticulture bio décolle difficilement au Luxembourg alors qu’ici comme ailleurs, les consommateurs plébiscitent les produits écolos ? Les vignerons et la grande distribution en ont discuté lors de la dernière journée de la Viticulture.
Le 2 février, le débat a ouvert la 14e journée technique de la Viticulture, un programme qui réunit chaque année l’ensemble de la profession et des experts présentant les dernières nouvelles de la science. Si le rendez-vous était virtuel pour l’assemblée, la table ronde a réuni physiquement les vignerons indépendants Jeff Konsbrück (en conversion bio), Lisa Vesque (dont une partie des vignes sont bios), le directeur de Vinsmoselle Patrick Berg et le directeur marketing et retail de Cactus Marc Hoffmann. Ce thème de la viticulture bio au Grand-Duché est pertinent, tant la Moselle se montre prudente. Pendant longtemps, la part des vignes bio n’a représenté que 3% de la surface totale plantée. Le pionnier Yves Sunnen (domaine Sunnen-Hoffmann, à Remerschen) a été le premier en 1991. Quelques collègues l’ont suivi, notamment Guy Krier (domaine Krier-Welbes, à Ellange-Gare) en 2009, son cousin Jean-Paul Krier (domaine Krier-Bisenius, à Bech-Kleinmacher) ou encore Jean-Marie et Lisa Vesque (domaine Cep d’or, à Hëttermillen) sur un hectare planté avec des cépages interspécifiques résistants (pinotin, cabernet blanc et cabernet noir) en 2017. Les premières vignes bios de Vinsmoselle ont été cultivées par Aly Leonardy (Mertert) en 2014. Il a fallu attendre l’année dernière pour voir un nouveau domaine être certifié, celui de Nicolas et Mathieu Schmit (maison viticole Schmit-Fohl, à Ahn), tandis que Jeff Konsbrück (Winery Jeff Konsbruck, à Ahn) lançait à son tour la conversion de toutes ses parcelles. Les vignes biologiques et en conversion vers le bio représentent aujourd’hui 7 % de la Moselle (93 hectares), précisait le modérateur Gerber van Vliet (de l’administration des Services techniques de l’agriculture).
Un coût pour le vigneron…
Jeff Konsbruck (Winery Jeff Konsbruck) : «Convertir son domaine est un choix mûrement réfléchi qui engendre aussi des contraintes. Il y a plus de travail (NDLR : pour compenser l’absence de produits phytosanitaires, le vigneron doit davantage s’occuper de ses vignes), d’investissement (NDLR : en machines permettant, par exemple, de désherber mécaniquement et pas chimiquement, pas moins de 10 000 euros pièce) et de risques (NDLR : en cas d’explosion incontrôlable sans produits phytosanitaires des maladies). Forcer quelqu’un à se lancer dans le bio, ça ne marcherait pas.»
Lisa Vesque (domaine Cep d’or) : «Avec mon père, nous avons décidé d’avancer progressivement pour voir ce qui était faisable et nous adapter. Tout changer d’un coup aurait été compliqué. Nous aurions notamment eu besoin de deux employés supplémentaires. Et comme les tâches et les machines sont de plus en plus complexes, nous aurions besoin de personnel qualifié qu’il faut rémunérer en conséquence. L’an dernier, par moments, les trois tracteurs roulaient en même temps dans les vignes. J’ai encore de la chance que mon père travaille encore à mes côtés.»
Patrick Berg (domaine Vinsmoselle) : «Pour nous, passer au bio d’un seul coup serait impossible (NDLR : la coopérative réunit 200 viticulteurs). Nous avançons pas à pas, mais nous disposons déjà de 5 hectares en bio. Ceci dit, nous faisons beaucoup pour la durabilité. Nous avons développé un programme interne pour essayer d’amener nos viticulteurs à produire de manière plus durable. Mais ce n’est pas si simple. Produire bio coûte plus cher et cela doit se traduire aussi dans le prix de vente des bouteilles. Nous sommes convaincus qu’il faille protéger l’environnement, nous en vivons, mais il faut que ce soit rentable.»
On ne peut pas faire du bio à bas coût
… et un prix pour le client
Jeff Konsbruck : «Pour atteindre un seuil de rentabilité acceptable en fonction de tout ce qui vient d’être dit, le vin bio doit être plus cher que le conventionnel. Pour y parvenir, j’ai estimé que le prix de mes vins devait augmenter de 15 à 25 %.»
Le prix de mes vins doit augmenter de 15 à 25 %
Lisa Vesque : «Compte tenu de la difficulté accrue, on ne peut pas faire du bio à bas coût. Nous avons décidé que toutes nos bouteilles bios coûteraient plus de 10 euros, y compris le rosé… même si cela étonne un peu parfois.»
Patrick Berg : « Faire plus de bio, très bien, mais les clients ne sont pas forcément disposés à payer plus… Si nos vins bios se vendent bien dans la restauration ou nos vinothèques, nous constatons que nos clients sont plus réticents à payer plus cher ailleurs (NDLR : en grandes surfaces).»
[Chez Cactus] la part du vin bio a triplé en cinq ans
Marc Hoffmann (directeur marketing et retail des supermarchés Cactus) : «Nous remarquons dans nos points de vente une hausse très nette de la demande en produits locaux et biologiques, surtout depuis deux ans. La crise sanitaire et les confinements ont fait naître de nouveaux besoins. Un marché pour le vin bio luxembourgeois existe, c’est certain, même si la part du bio dans le vin est toujours assez faible par rapport à celle d’autres produits. Quand le lait bio ou les œufs bios représentent près de 50 % des ventes, le vin bio (essentiellement français, espagnol et italien) représente 15 % du volume et 5,8 % du chiffre d’affaires. Ce n’est pas beaucoup, mais cette part a triplé en cinq ans. En tant que distributeur, ces nouvelles façons de consommer nous mettent aussi devant nos responsabilités. Les consommateurs changent de mentalité, nous devons donc le faire également. Le prix n’est plus le seul argument de vente.»
D’où le besoin de communiquer
Jeff Konsbruck : «Il est nécessaire de bien informer les consommateurs, de les sensibiliser pour qu’ils comprennent notre démarche et ses conséquences. Je remarque que lorsque j’aborde ce sujet de manière franche cela ne pose aucun problème.»
Marc Hoffmann : «Il faut expliquer au client la différence entre le prix et la valeur (NDLR : le prix est la contrepartie réglée à l’achat tandis que la valeur est le montant estimé par le client pour ce même produit). D’où qu’il vienne, un produit luxembourgeois sera toujours plus cher. Avec la taille du pays, le niveau des salaires et le coût du foncier, nous sommes condamnés à payer un prix supérieur. Pour les producteurs locaux, il n’y a donc pas d’autres choix que celui de la qualité. Il est important que cela soit bien compris par les clients, parce qu’il n’est pas question que les risques pris par les producteurs bios reposent sur leurs seules épaules. Les clients qui achètent déjà du vin bio le font d’ailleurs en toute conscience puisqu’il faut souvent regarder au dos de la bouteille pour avoir ces informations. Si le choix est toujours conditionné en premier par le prix, en second par l’origine géographie et en troisième par la façon de travailler du domaine, la part entre les trois évolue au bénéfice des méthodes plus environnementales.»
Lisa Vesque : «Il faut être sincère avec nos clients, c’est ce qu’ils attendent de nous. La transparence est cruciale.»
« Le ministère doit prévoir un budget »
Assigné à domicile et en visioconférence pour cause de covid, le nouveau ministre de l’Agriculture Claude Haagen a tenu à soutenir les vignerons dans leurs démarches environnementales. «La politique doit soutenir le secteur en proposant les bonnes mesures, déclarait-il. Je note d’ailleurs une grande tendance générale de l’agriculture en faveur de la protection de l’environnement.» Pour autant, il reconnaît qu’«il n’existe de solution type» applicable à la chaîne. «Certaines structures seront plus rapides que d’autres, mais il faut absolument éviter de diviser le secteur. Je suis prêt à venir en discuter sur la Moselle, même si le rôle du ministre n’est pas de plaire à tout le monde!» Le ministère soutient déjà activement les domaines bios ou en conversion grâce au plan d’action national pour la promotion de l’agriculture biologique (PAN-Bio 2025). Claude Haagen a également approuvé l’impérieux besoin de communiquer davantage vers les consommateurs qui «doivent prendre conscience qu’il y a un prix à payer pour obtenir des produits de qualité». Pour se faire, il a indiqué que «le ministère devait prévoir un budget pour développer un concept marketing pour le Luxembourg».
Erwan Nonet
Un mot sur la gastronomie: Si les restaurateurs offriraient plus devins bio luxembourgeois, la clientèle s’habituerait rapidement aux prix plus élevés. Plus on stimule la demande, plus vite la conversion devient facile.
Mais ici la viticulture conventionnelle se retranche derrière l’argument de la demande trop basse (de la part de la gastronomie), alors que la gastronomie se retrache derrière l’argument du prix plus élevé. Pourtant les restaurateurs n’hésitent pas à offrir des vins étrangers à des prix bien au-delà de 10 Euros.
En somme la devise est de surtout, surtout ne rien changer. Mir wëlle bleiwe wat mer sin, n’est-ce pas. Il manque la vision, le courage et l’esprit pionnier du côté de la demande et du côté de l’offre. Et le présent gouvernement ne fait pas grand chose pour encourager les vignerons car ceux-ci, eh oui, ne font pas partie de leur électorat. L’est du pays vote majoritairement CSV, alors pourquoi s’investir?