AFG Security, une société slovaque, propose des armes sur son site internet. Ce site est facilement accessible depuis le Luxembourg où il est possible de se faire livrer des armes de guerre en quelques jours.
Le Quotidien publiait le 9 mars une enquête sur le rôle important joué par le Luxembourg dans le trafic international d’armes de guerre. Ces révélations avaient entraîné des réactions politiques, notamment une question parlementaire adressée à Jean Asselborn, Étienne Schneider et Félix Braz. Les trois ministres ont répondu hier en assurant que le Luxembourg luttait contre ce commerce clandestin avec les autres pays européens. Il est pourtant facile de commander depuis le Grand-Duché des armes de guerre sur un site internet dont les activités ont été interdites dans d’autres pays de l’UE.
ntéressé par une kalachnikov? Ou alors vous êtes plutôt tenté par des pistolets Tokarev, comme ceux utilisés par le terroriste islamiste Amedy Coulibaly en janvier 2015 à Paris? Si vous résidez au Luxembourg, cela ne devrait pas poser trop de problèmes : le Grand-Duché fait partie des 18 pays de l’Union européenne où la société slovaque AFG Security vous garantit une livraison sous sept jours ouvrables après avoir passé commande sur son site internet.
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Votre budget est un peu serré ce mois-ci? AFG Security a pensé à vous : en ce moment, les redoutables balles de calibre 7,62 mm, qui alimentent les kalachnikovs et sont capables de percer un blindage léger, sont en promotion : 5,60 euros la boîte de 20 au lieu de 6,50 euros. Et il ne vous faudra débourser que 359 euros pour acheter un VZ 58, fusil d’assaut de fabrication tchécoslovaque, qui figurait également dans la panoplie de Coulibaly.
Pourquoi Coulibaly? Parce que cinq des armes utilisées par le tueur de Montrouge et de l’Hyper Cacher avaient été préalablement achetées neutralisées par des trafiquants sur le site d’AFG Security. Tout comme la kalachnikov qu’avait échoué à utiliser Ayoub El Khazzani, le terroriste du Thalys, le 21 août 2015.
Un jeu d’enfant pour les remilitariser
Les deux terroristes ne s’étaient pas fournis directement auprès d’AFG Security mais étaient passés par le même type de filière que celles utilisées par les délinquants. Après avoir été remilitarisées, leurs armes étaient encore passées par plusieurs mains avant qu’ils ne les acquièrent en Belgique. Si le parcours de ces armes utilisées par les terroristes est de mieux en mieux documenté, le lieu et le moment de leur remilitarisation demeurent officiellement un mystère.
En principe, les armes vendues par AFG Security ne peuvent tirer qu’à blanc et servent à ce titre dans de nombreuses productions cinématographiques. Mais il est de notoriété européenne que les normes slovaques de neutralisation des armes de guerre sont très légères.
Pour un spécialiste, il s’agit d’un jeu d’enfant que de les remilitariser dans un atelier comme celui qui avait été démantelé le 10 février 2015 à Rumelange et qui alimentait le milieu du grand banditisme français, corse et marseillais notamment ( Le Quotidien du 9 mars). La plupart des 546 armes saisies dans cette affaire de trafic international passant par le Grand-Duché, la France et les Pays-Bas provenaient de Slovaquie. Elles étaient, entre autres, revendues sur internet une fois remises en état.
En juillet dernier, les autorités slovaques ont consenti à durcir la loi sur les ventes et la neutralisation des armes, mais sans pour autant rendre leur remilitarisation impossible, estiment les experts. Un règlement européen devant entrer en vigueur le 8 avril prochain devrait cependant imposé de sévères normes de neutralisation à l’ensemble des pays de l’Union européenne.
Des armes vendues «à tout un tas de gens»
La société à responsabilité limitée AFG Security, fondée en 2004, est détenue à parts égales par deux ressortissants slovaques, Libusa Petovska et Frantisek Gajdos. Dans des propos rapportés le 27 novembre par le Wall Street Journal , ce dernier, âgé de seulement 24 ans, se défendait d’avoir violé la loi : « Nous vendons ces armes à tout un tas de gens, y compris à des étrangers. Mais c’est légal. »
Tout comme il est légal sur le territoire slovaque d’acheter un fusil d’assaut en parfait état de marche à la seule condition de pouvoir présenter une carte d’identité prouvant que vous avez 18 ans révolus.
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Pour ce qui est d’AFG Security, il est assez facile de passer commande sur son site internet dont l’accès ne pose aucune difficulté. La principale précaution prise vis-à-vis des clients qui consultent les pages proposant des armes de guerre est résumée en un court message d’avertissement : «Les pages suivantes sont réservées aux professionnels et sociétés actifs dans la production et le commerce des armes et des munitions. Les personnes qui consultent les pages suivantes confirment qu’elles sont détentrices d’une licence.» Et ça s’arrête là.
Ristournes pour clients fidèles
En bons commerçants, les gérants d’AFG Security proposent aussi un «programme de fidélité» à leurs meilleurs clients sous la forme d’une ristourne dès que la commande dépasse 1 000 euros.
Mais AFG Security est désormais dans le collimateur de nombreux services de sécurité en Europe. C’est particulièrement le cas en France depuis les attentats de janvier 2015 quand il est apparu que Coulibaly avait été armé par ce biais. Un enquêteur français juge que des « centaines d’armes vendues par AFG Security circulent actuellement en Europe ». Au printemps de l’an dernier, une opération menée par la police française a permis la saisie de 130 armes provenant d’AFG Security. L’an dernier, Paris a fini par interdire les livraisons de la société slovaque sur le territoire français, ce qui est aussi le cas de neuf autres pays de l’Union européenne.
Pas du Luxembourg, dont trois ministres ont pourtant affirmé encore hier que le Grand-Duché se rangeait aux côtés des autres pays européens pour «rendre plus difficile l’acquisition d’armes à feu».
Pour les ministres, c’est l’affaire de l’Europe
Les ministres des Affaires étrangères, de la Sécurité intérieure et de la Justice se retranchent derrière le secret de l’instruction et l’Union européenne face aux révélations sur le trafic d’armes au Luxembourg.
Il n’est plus question d’«allégations» dans la réponse qu’ont livrée hier les ministres des Affaires étrangères, de la Sécurité intérieure et de la Justice sur le rôle du Luxembourg dans le trafic international d’armes. Cette fois, Jean Asselborn, Étienne Schneider et Félix Braz se montrent prudents. Ils avaient été interpellés, jeudi dernier, dans une question parlementaire sur ce sujet par les députées CSV Octavie Modert et Françoise Hetto-Gaasch.
Les deux élues chrétiennes-sociales avaient réagi à la publication la veille, par Le Quotidien , d’une enquête relevant le rôle important joué par le Luxembourg dans les filières internationales de trafic d’armes de guerre. Cette enquête démentait l’affirmation précédemment formulée par les mêmes ministres selon laquelle le Grand-Duché ne joue aucun rôle dans ce funeste trafic. Ils considéraient en outre comme des allégations les faits révélés dans le documentaire La Route de la kalachnikov , résultat d’une enquête de 18 mois menée par la journaliste française Vanina Kanban sur le trafic d’armes entre les Balkans et la France. En ce qui concerne les révélations du Quotidien sur le démantèlement, à Rumelange, en février 2015, d’un atelier de remilitarisation d’armes de guerre, les ministres se retranchent sans surprise derrière le secret de l’instruction et «le plus strict respect de la séparation des pouvoirs» au Luxembourg.
Il est vrai que cette affaire, qui avait abouti à l’interpellation de 70 personnes en France et au Grand-Duché, est toujours instruite au tribunal de grande instance de Lille. Il est en revanche plus surprenant de voir le ministre de la Sécurité intérieure, Étienne Schneider, dire qu’il n’a pas été informé de cette opération. La police, dont il a la tutelle, avait au moment des faits déployé les gros moyens pour démanteler l’atelier de Rumelange à propos duquel les enquêteurs luxembourgeois disent qu’ils n’avaient « jamais rien vu de tel ». Pour le reste, Jean Asselborn, Étienne Schneider et Félix Braz renvoient la balle dans l’arène européenne, soulignant que «l’Union européenne a fait sienne une lutte coordonnée et sévère contre le trafic illicite d’armes».
Ils citent la volonté européenne de «rendre plus difficile l’acquisition d’armes» ou de «renforcer la coopération entre les États membres», ce qu’appellent de leurs vœux tous les policiers et magistrats engagés dans cette lutte. Les ministres mettent également l’accent sur la mise en place de «conditions plus strictes pour l’achat en ligne d’armes à feu». C’est louable, mais force est de constater que sur ce dernier point, le Grand-Duché ne fait pas de zèle (lire ci-dessus) . Les ministres renvoient donc aux discussions en cours entre pays de l’UE. Discussions qui prennent un tour surréaliste au regard des enjeux, les État membres se focalisant surtout sur la neutralisation des vieilles pétoires exposées dans les musées, alors qu’il est à portée de n’importe qui d’acheter et de se faire livrer des fusils d’assaut à partir d’internet. Quant aux questions plus précises posées le 10 mars par les deux députées CSV, elles restent sans réelle réponse.
Il en allait notamment de deux importantes saisies effectuées depuis le début de cette année, dont celle de 50 fusils semi-automatiques dans un véhicule venant du Luxembourg et appréhendé par la douane allemande. Une seconde affaire portait sur la saisie d’une importante cargaison de kalachnikovs, de dizaines de chargeurs et de milliers de munitions. Selon les informations du Quotidien , l’importateur de ce lot guerrier dispose cependant des autorisations nécessaires à sa détention. Voilà qui est rassurant.
Fabien Grasser