Titeuf et Vince, les deux compères des Chronokids, reviennent ensemble en librairie avec Esmera, un album «pour public averti» de toute beauté.
Il est omniprésent! Après avoir offert à Titeuf un 14e album – Bienvenue en adolescence!– cet été, puis avoir publié son journal de bord – What a Wonderful World – en octobre, voici Zep de retour en librairie, en duo avec Vince, avec Esmera, un «vertige pornographique» peut-on lire en quatrième de couverture, sur une jeune fille qui change de sexe à chaque fois qu’elle atteint l’orgasme. Un album aussi excitant qu’artistiquement intéressant que nous présente l’auteur suisse, Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2004.
Le Quotidien : Votre nouvel album, Esmera, a de quoi surprendre le grand public qui ne vous connaît qu’à travers Titeuf . Moins vos fans qui ont lu également Le Guide du zizi sexuel , Happy Girls et surtout Happy Sex . Néanmoins, là, un peu comme dans Une histoire d’hommes , fini l’humour, le gag; on est vraiment dans la BD pour adultes. Zep : Oui, c’est l’extension du domaine. Quand on raconte des histoires, on a toujours envie d’en raconter des nouvelles. Là, ce projet est parti des dessins de Vince. Je connaissais bien son travail de dessinateur érotique, et j’avais envie qu’il l’utilise davantage. Et puis, une nuit d’insomnie, j’ai eu l’idée de cette histoire, de ce personnage d’Esmera qui change de sexe à chaque orgasme. C’est n’est pas une histoire de genre, érotique, mais une histoire qui parle de sexualité, de sexe et de plaisir. Comme je l’ai déjà écrit, pour moi, le sexe ne devrait pas être laissé aux pornographes. C’est un sujet central dans la vie de tout un chacun, c’est donc important qu’il soit présent dans les films, dans les livres, dans les BD, etc.
« Le sexe ne devrait pas être laissé aux pornographes »
C’est ce que vous disiez déjà en 2010, dans votre exposition au Mudac (NDLR : musée de Design et d’Arts appliqués contemporains) de Lausanne : « Le sexe m’intéresse… Il est au centre de ma vie d’homme (…) Un sujet tabou, sacré ou maudit, c’est méga nul (…) On est faits pour le plaisir et, si possible, le plaisir partagé. Sinon, Dieu nous a ratés. » Finalement, vous aviez annoncé la couleur.
Oui. C’est dans la continuité. La différence est que, là, j’ai écrit l’histoire pour quelqu’un d’autre. C’est vraiment le dessin de Vince qui prend le pas sur le récit.
Justement, vous n’avez pas eu envie de dessinez ça vous-même? Même si pour Captain Biceps et Les Chronokids vous aviez déjà travaillé en binôme, d’habitude vous travaillez en solo.
Je ne me suis pas vraiment posé la question. J’ai vraiment écrit l’histoire pour Vince. Le fait que je l’ai écrite pour quelqu’un d’autre m’a aussi donné une certaine liberté. Quand on écrit pour soi, on réfléchit toujours sur comment on va dessiner les choses. Et donc, pas sûr qu’on va prévoir une scène où notre personnage va affronter 3 000 cavaliers ennemis. En écrivant pour quelqu’un d’autre, on lui délègue ce problème. Par contre, comme j’ai écrit tout le story-board, sans que Vince le sache – et donc, sans savoir s’il allait accepter le projet –, je m’étais dit que s’il le refusait, je le ferais moi, car je m’étais vraiment attaché à ce récit et à ce personnage.
En relisant Happy Sex (NDLR : sorti en 2009), on trouve un gag, titré « Malédiction » qui se termine justement par un homme demandant à sa partenaire : « Promets-moi que tu ne vas pas te transformer en mec au dernier moment! » C’est une idée qui vous trotte dans la tête depuis longtemps?
Ah oui, je n’avais pas fait le lien avec cette histoire (rires) . Mais bon, ce gag, c’est vraiment sur autre chose. Cette idée m’est vraiment venue pour Esmera . Mais c’est un fantasme d’auteur assez évident; on passe notre vie à se mettre dans la peau d’autres personnages, alors, d’un coup, raconter la vie d’un personnage qui est plusieurs personnages… c’est récurrent dans le romanesque, car jubilatoire. Après, personne n’a le pouvoir d’Esmera, ça permet donc de dire des choses nouvelles sur la sexualité.
Vous parlez de fantasme d’auteur, n’est-ce pas un fantasme tout court? Dans le sens où tout le monde, un jour ou l’autre, aimerait connaître l’orgasme de l’autre sexe.
C’est plus une curiosité qu’un fantasme. Enfin, les deux peut-être. C’est vrai que les hommes aimeraient parfois être une femme et les femmes un homme, mais je pense que c’est avant tout une envie de savoir. Il y a quelque chose d’extrêmement mystérieux dans l’orgasme féminin pour les hommes, l’inverse est moins vrai, dans le sens où l’orgasme masculin me semble plus facile à comprendre.
Il y a cette phrase très forte, reprise dans la quatrième de couverture sur l’organisme masculin qui monte comme une fusée… « explose en plein ciel et te laisse seul » et le féminin où la personne descend, « s’enfonce, se dilue, devient le monde ». On croirait presque que la personne qui a écrit ça a connu les deux…
Évidemment, non. C’est un peu basé sur ma propre expérience, des témoignages, etc. Après, c’est mon métier que de raconter une histoire. Il n’y a jamais aucune femme qui m’a dit ça mot à mot, mais il me semble qu’il y a quelque chose de cet ordre-là.
Et depuis, avez-vous demandé l’avis à des amies sur cette phrase?
C’est une phrase qui fait pas mal réagir les lectrices. Beaucoup me disent : « Je n’avais pas mis des mots là-dessus, mais, oui, je ressents ça. » Après, évidemment, impossible de réduire l’orgasme féminin à une seule définition. Pour le masculin, c’est plus facile. D’ailleurs, aucun homme ne m’a dit que ce n’était pas ça.
« On a besoin que les choses soient parfois dures à obtenir. Voire interdites, pour qu’elles aient plus de saveur »
Parlez-nous d’Esmera.
Elle a une première expérience sexuelle qui n’a pas eu une grande incidence, car faire l’amour ne veut pas nécessairement dire avoir un orgasme. Après, elle prend sa vie sexuelle en main. Elle se rend vite compte que la sexualité telle que le monde la lui présente n’est pas très intéressante, pas très excitante. Elle doit donc chercher ailleurs et elle en arrive à cette transformation qu’elle prend au départ pour un châtiment, car à l’époque, la recherche du plaisir est considérée comme quelque chose de mal.
Oui, elle voit ça comme ça au début, après, plutôt comme une bénédiction.
C’est ça. Au début, de par son éducation, elle prend ça comme une malédiction, mais rapidement elle va s’attacher à ça. Au moment de l’histoire où elle pense pouvoir interrompre ces transformations, elle préfère finalement s’abstenir. Car elle avoue être accro aux deux types d’orgasmes.
Pourquoi avoir fait d’Esmera une fille italienne? Pourquoi baser une grande partie de cette histoire à Rome? Et pourquoi le faire à la fin des années 60?
C’était assez instinctif. J’aurais pu placer ce récit aujourd’hui. On est aussi dans une période où le plaisir est de nouveau perçu, par tout un pan de la société, comme quelque chose dont il ne faut pas parler. J’aurais donc pu le placer dans un milieu musulman radical aujourd’hui, mais je connais moins cette réalité et on a moins de recul là-dessus. L’Italie des années 60, par contre, a vu le début d’un mouvement de libération de la femme, avec des femmes qui osent, enfin, revendiquer : la pilule, la minijupe, sortir le soir sans chaperon, etc. Et puis, Esmera suit l’Histoire. Elle se rend rapidement compte que le sexe et le plaisir sont une véritable révolution dans sa vie et que sa révolution est liée à celle de Mai 68 et à toutes les revendications sur la liberté de jouissance. Mais bon, il ne faut pas exagérer.
Esmera réalise que la fête, au bout d’un moment, a un goût amer. Que jouir sans entrave, finalement, ce n’est peut-être pas si bien que ça. Que ça ne va nulle part. Qu’on a besoin que les choses soient parfois dures à obtenir, voire interdites, pour qu’elles aient plus de saveur. Enfin, en débutant le récit en 66, c’est aussi la vision du monde que j’ai eue que je propose, puisque je suis né en 67. Je me rappelle des années 70 où le sexe était politique et égalitaire. Et où ce sujet cessait d’être tabou. En tant que jeune, je trouvais ça super, je me disais que ça avait été dur pour la génération précédente, mais que nous on allait bien en profiter. Mais quand j’ai eu 16 ans, le sida est arrivé!
Il y a une autre phrase très forte dans le livre, juste après que la mère a demandé à Esmera quand est-ce qu’elle pensait avoir des enfants. Elle se dit dans sa tête : « Pauvre maman… comment lui dire qu’avant-hier j’avais un pénis et que je (…) mon éditrice? » C’est quand même très cru.
C’est souvent ça, non? C’est souvent difficile d’expliquer à ses parents ce qu’on faisait la veille!
Il y a beaucoup de sexe dans cet album, mais, rare pour ce genre de littérature, aussi des sujets politiques, religieux, de retour d’un certain ordre moral… Peut-on appeler ça, sinon porno intellectuel ou au moins un porno intelligent?
Pour moi, on n’est pas dans quelque chose d’intellectuel. Le récit est même assez léger. Mais on raconte une histoire, contrairement à ce qu’on trouve souvent dans la BD érotique ou pornographique, où le récit est souvent juste un prétexte pour passer d’une scène de sexe à une autre. Moi j’avais envie de proposer une vraie histoire, avec une véritable tension narrative, mais dont le sujet serait le plaisir et le sexe.
Quelle sera la suite pour vous? Un bruit étrange et beau chez Rue de Sèvres, c’est bien ça?
C’est ça, oui. C’est une histoire autour du silence et d’un moine chartreux qui quitte sa Chartreuse après 23 ans cloîtré dans le silence.
Et Titeuf ?
Je viens d’en sortir un, donc je pense que le suivant ne verra pas le jour avant 2017.
Pablo Chimienti
Esmera de Vince et Zep. Glénat.