Trente ans après l’original, il se voulait prêcher la paix et l’amour. Le festival Woodstock 99 ne sera finalement qu’un déferlement de violence et de destruction. Un désastre que raconte dans les détails un documentaire choc.
Bien que le festival de Monterey eut lieu en 1967, c’est bien celui de Woodstock, deux ans plus tard, qui fait toujours figure de référence, avec ses concerts d’anthologie, ses hippies béats et son slogan qui, en dehors de quelques troubles, ne ment pas sur l’intention : «Trois jours de paix et de musique». Trente ans plus tard, alors que le libéralisme a tué les rêves et conditionné les esprits, une telle célébration était-elle encore possible? C’est tout le sujet de Chaos d’anthologie : Woodstock 99, documentaire qui montre comment l’appât du gain a transformé cette célébration en brasier géant.
On se croirait dans Apocalypse Now!
Jusqu’alors, le désastre était certes connu, mais jamais dépeint dans ses moindres détails. Il y a eu, certes, les journaux télévisés du monde entier qui, dès le lendemain du festival, ont relayé les images de l’épaisse fumée noire s’élevant au-dessus d’un site dévasté, symbole du fiasco. Mais rien de plus, jusqu’à un podcast en 2019 (Break Stuff) et un premier documentaire sorti en 2021 sur HBO (Woodstock 99, Peace, Love and Rage). Celui réalisé par Jamie Crawford et proposé depuis fin août sur Netflix va plus en profondeur, grâce à de nombreux témoignages et vues de l’intérieur (journalistes, secouristes, responsables de santé publique, agents de sécurité…).
Korn et Limp Bizkit mettent le feu
Collectés et recoupés sur trois épisodes d’environ une heure chacun, ils offrent une vision d’ensemble de la catastrophe à venir quand ne subsistaient jusqu’alors que des souvenirs parcellaires d’une époque sans réseaux sociaux. Qu’apprend-on exactement? Que seul le nom de Woodstock était là, et absolument pas l’esprit! Avec d’un côté, des organisateurs cupides, rognant sur toutes les dépenses et voyant le festivalier comme une vache à lait. De l’autre, un public qui n’a apparemment retenu du festival d’origine que la possibilité de consommer de la drogue en toute tranquillité et se balader nu. Entre les deux parties, dénis et frustrations vont agir comme un cocktail explosif. Du paradis promis à l’enfer.
Comme le décrit en détail le documentaire, tous les ingrédients étaient réunis pour que le feu embrase la plaine. D’abord le choix du site : une base aérienne abandonnée dans l’État de New York pouvant réunir 250 000 personnes (au bas mot), sans la moindre zone d’ombre alors que le thermomètre affiche 38 degrés en cette fin juillet 1999. Ensuite, comme l’aborde l’un des protagonistes de l’histoire, le choix de l’affiche : en cette fin de siècle, c’est le néo-metal qui fait bouger la tête des foules avec, en tête de liste, Korn et Limp Bizkit. Une orientation qui colle donc à la réalité du marché du disque, où les deux groupes cartonnent à travers de grands coups de guitares et de gueule.
Un public de mecs blancs surexcités
Pas de quoi calmer les ardeurs d’un public composé majoritairement de mecs blancs surexcités, déjà passablement énervés (comme tous les autres festivaliers) par le prix de l’entrée (150 dollars), celui des boissons (4 dollars la bouteille d’eau alors qu’il fallait vider les siennes à l’entrée du site) et par les conditions sanitaires, totalement défaillantes (les rares fontaines d’eau potable seront même souillées par les excréments). Si un premier festival anniversaire en 1994 avait été gâché par la pluie, celui-là couve de problèmes bien plus sérieux, qui vont progressivement monter à la surface. L’électricité dans l’air est même perceptible, comme le relatent certains témoins, dont des musiciens.
Ce n’est pas le cas en coulisses car, selon les organisateurs, tout se passe à merveille! Deux têtes «pensantes» qui mêlent naïveté et cynisme à toute épreuve. Soit Michael Lang, père fondateur du Woodstock de 1969 (récemment décédé), et son «puissant associé» pour cette fête des trente ans, John Scher, promoteur (et patron de Metropolitan Entertainment). Le premier, dépassé, a le regard vide comme s’il n’était jamais redescendu du concert de Santana.
Le second, lui, se voile la face et cherche des responsables parmi la frange la plus violente des festivaliers, quand il ne sort pas un discours assumé d’école de commerce, fait de «profit», «marché» et « rentabilité». Qui de mieux d’ailleurs que MTV, partenaire de l’évènement, pour symboliser la marche triomphante du capitalisme? Lee Rosenblatt, assistant-manager du site à l’époque, pointe ainsi la «cupidité» des responsables : «On a profité de ces gamins», dit-il dans le documentaire.
Des agressions sexuelles pré-#MeToo
Côté scène, les trois seules artistes féminines à l’affiche (Sheryl Crow, Jewel et Alanis Morissette) se font interpeller par le public masculin, réclamant qu’elles montrent leur poitrine… Les autres font ce qu’ils peuvent pour calmer le jeu, en dehors de Korn et surtout Limp Bizkit, bien décidés à satisfaire leurs fans. De vendredi à dimanche, la tension monte. Woodstock 99 bascule pendant la rave organisée sous un hangar. Le set du DJ-star Fatboy Slim est arrêté : un van a été détourné et roule au ralenti dans le public. Dedans, comme le raconte A.J. Srybnik, superviseur de l’endroit, «une fille de 15 ou 16 ans, pantalon sur les chevilles, évanouie» tandis qu’un jeune homme se rhabille à côté.
Les médias américains finiront, un peu plus tard, par évoquer et relayer des «allégations de viols» (une organisation, Fans Everywhere, créée après le festival, recevra plus d’une centaine de témoignages de femmes), à une époque pré-#MeToo où les agressions sexuelles en festival sont cachées sous le tapis (sauf le chanteur d’Offspring qui évoque ouvertement le problème en plein concert). Devant un service de sécurité ridicule – confié à une «patrouille de la paix» totalement inexpérimentée (coupes budgétaires obligent!) –, la meilleure des idées restera finalement celle de donner à cette meute 100 000 bougies afin de commémorer les récentes victimes de la tuerie de Columbine.
«C’était la chute de Hanoï!»
C’est ce qu’on appelle allumer la mèche. L’insurrection, qui couvait déjà, s’attise et se répand. «C’était la chute de Hanoï!», décrit alors Tim Healy, producteur télévisé à l’époque sur place, en évoquant le dernier soir. «On se croirait dans Apocalypse Now!», s’exclame dans des images d’archives Anthony Kiedis, leader des Red Hot Chili Peppers, aux premières loges de la fournaise quand le groupe revient sur scène pour le rappel (avec la chanson… Fire, en hommage à Jimi Hendrix).
S’ensuivent alors incendies et pillages – les réservoirs de camions d’organisation garés plus loin exploseront, gagnés par les flammes, tandis que des pillards s’attaqueront, entre autres, à l’espace merchandising et aux distributeurs d’argent liquide. Avant l’intervention, en guise de triste conclusion, de la Garde nationale. On se souvient alors que le grand concert prévu en 2019 pour les cinquante ans de Woodstock avait été annulé en toute dernière minute, entre les défections d’artistes et autres changements de lieu. On l’a échappé belle.