Parmi les grosses productions de 2020 dont les habitudes ont été bouleversées par la pandémie, c’est Wonder Woman 1984 qui a hérité du choix le plus audacieux, s’affichant en même temps, aux États-Unis, sur le grand et le petit écran. Pour un résultat doublement décevant.
Début décembre, l’annonce a fait l’effet d’une bombe, un véritable tremblement de terre : pour limiter l’impact de la pandémie sur leur activité, les studios Warner Bros ont en effet décidé que tous leurs films prévus en 2021 aux États-Unis, dont les attendus Matrix 4 et Dune, seraient diffusés sur leur plateforme de vidéo à la demande HBO Max parallèlement à leur sortie en salle. C’est le «plus grand séisme que l’industrie du cinéma ait jamais connu», soutenait même avant les fêtes Jeff Bock, analyste du secteur pour la société spécialisée Exhibitor Relations.
Premier de cordée de cette révolution qui met le 7e art dans tous ses états, Wonder Woman 1984 devait prendre la température et confirmer le bon sens de l’initiative, que les autres n’ont pas voulu suivre. Ainsi, on attend toujours le dernier James Bond (No Time to Die) sur les écrans – bien qu’il se raconte en coulisses que le film cherche à se vendre auprès des plateformes de streaming pour la coquette somme de 600 millions de dollars, en vain jusqu’ici – tandis que d’autres mastodontes ont connu des destins divers : Disney avait sorti Mulan directement sur sa plateforme (Disney+) en septembre dernier, au même titre que le dernier Pixar, Soul, en décembre, chose que s’était refusé de faire Warner Bros avec Tenet, blockbuster de Christopher Nolan annoncé comme un sauveur, pour finalement le résultat décevant en salles que l’on connaît aujourd’hui, marqué par un box-office exsangue. Les studios californiens semblent avoir retenu la leçon.
Pour de tels longs métrages, aux épaules larges et aux ambitions démesurées, la méthode, avant l’arrivée du Covid-19, était assez simple : sortir le même jour dans un maximum de pays, et s’assurer, grâce à une campagne promotionnelle menée tambour battant, un démarrage d’enfer (par ruissellement, des revenus conséquents). Bref, garantir la rentabilité durant 90 jours, délai à partir duquel ces grosses productions peuvent quitter les salles obscures pour s’offrir une seconde vie sur d’autres supports de diffusion, et ce, quelles que soient leurs qualités propres.
Rappelons que le premier volet de Wonder Woman (2017) avait récolté 800 millions de dollars de recettes (avec un démarrage à hauteur de 103 millions) et propulsé Gal Gadot au rang de star. Ce coup-ci, alors que le virus reste toujours très actif et empêche les cinémas – aux États-Unis comme ailleurs – de fonctionner correctement, ce second opus s’en est plutôt bien sorti, le premier week-end d’exploitation en tout cas (16,7 millions de dollars enregistrés sur un peu plus de 2 000 salles américaines), avant de s’effondrer littéralement après Noël. De son côté, les abonnements sur HBO Max se sont développés, et le 25 décembre, la moitié de ses adhérents étaient devant leur écran pour voir les nouvelles cascades de l’Amazone à la combinaison «Milky Way» – ce jour-là, le nombre d’heures de visionnaire a triplé par rapport à une journée normale sur la plateforme.
Les studios Warner Bros ne manifestent absolument aucun amour du cinéma ou pour le public
Ce qui confirme les craintes de certains réalisateurs et professionnels du secteur qui voient dans cette nouvelle orientation la relégation des cinémas traditionnels au second plan du modèle économique, derrière le streaming. «À présent, ils ne sont plus que le Robin aux côtés du Batman qu’est HBO Max», soutient l’analyste Jeff Bock, devant ce changement de paradigme, déjà en cours, mais que la crise sanitaire a profondément accéléré. Mon film «n’aura pas la chance d’avoir les performances nécessaires pour être rentable et le piratage finira par l’emporter», s’emporte ainsi Denis Villeneuve, réalisateur de la version 2021 de Dune, avant de déclarer, définitif et remonté : Warner Bros (appartenant au groupe AT&T, géant des télécommunications qui porte une dette colossale de plus de 150 milliards de dollars) ne manifeste «absolument aucun amour du cinéma ou pour le public».
Car oui, le cinéma reste une expérience, un moment de partage, évidence sur laquelle devraient réfléchir les grands studios, qui ne semblent être motivés que par les chiffres et les fluctuations à Wall Street. Ce Wonder Woman 1984 est un exemple criant : espérant jouer, grâce au bouche à oreille, sur deux tableaux en même temps, la faiblesse de son scénario, la pauvreté de ses effets spéciaux, la médiocrité de ses personnages, caricaturaux, et la platitude de son discours le rendent indigne des salles obscures (malgré un budget initial de 200 millions de dollars). Tout prête à rire dans cette nouvelle superproduction, du méchant grotesque (Trump a t-il servi de modèle ?) à cette scène finale consternante, entre la comédie musicale Cats et un épisode des Chevaliers du Zodiaque. Oui, avant d’imaginer de nouveaux modèles économiques ou de crier à la mort du cinéma, il serait bon de revoir ce que l’on propose. Car un mauvais film, en streaming ou au cinéma, reste nuisible. À ce petit jeu, personne n’y sort gagnant.
Grégory Cimatti