Peu explorée au Centre Pompidou-Metz, la photographie s’y met en valeur à travers plus de 250 œuvres qui racontent son histoire, ses défis et ce qu’elle est devenue : un art à part entière.
C’est une traversée, ou plutôt une «grande promenade», qui va de la science à l’art, de la technique à l’esthétique, racontant par quoi est passée la photographie pour gagner ses galons en tant que discipline artistique. La conquête a été longue si l’on en croit les œuvres exposées : près d’un siècle et demi.
Afin d’éviter de se prendre les pieds dans les fils de l’Histoire, c’est Sam Stourdzé qui joue au guide, grand connaisseur de la chose lui qui, avant de filer à la Villa Médicis, était à la tête des Rencontres d’Arles (de 2014 à 2020). D’emblée, il précise : «Il y a trente ou quarante ans, il y avait encore débat pour savoir si la photographie pouvait être considérée comme une œuvre d’art ou un simple document».
Celle qui aujourd’hui n’est plus discutée, tant son usage s’est généralisé avec le boom du numérique, n’a pas toujours été facile d’accès, ni aussi spontanée. Non, la photographie a dû se montrer patiente et avancer pas à pas, au gré de progrès scientifiques parfois longs, mais préambules nécessaires à toute «révolution» artistique.
C’est toute l’intention du musée à travers cette exposition qui s’étale sur 2 000 m2, «pleine de poésie et d’imaginaire», selon sa directrice Chiara Parisi. Sam Stourdzé synthétise : l’objectif n’est pas ici de réaliser une «relecture technique de la photographie», mais plutôt de «voir comment ces avancées techniques ont permis aux photographes de conquérir l’esthétique».
Artistes-scientifiques, même combat
Lui dénombre trois défis majeurs auxquels elle a fait face : celui de fixer l’image, celui de l’instantanéité et enfin celui de la couleur. «Ils vont offrir aux artistes – souvent des scientifiques à l’époque – des perspectives nouvelles. Leur obsession de coucher sur le papier ce que l’on voit devient la quête du graal.»
En autant de chapitres et à travers plus de 250 œuvres prêtées par une quarantaine d’institutions, «Voir le temps en couleurs» offre une déambulation qui se joue (un peu) de la chronologie, et qui sait prendre son temps pour s’attarder sur le travail de certaines figures emblématiques, plus obstinées ou inventives que les autres : Constantin Brancusi, Harold Edgerton, Saul Leiter et Helen Levitt.
Après l’installation inaugurale Shadow Play (2011), sorte d’allégorie de la caverne chère à Platon mais d’abord hommage à la «camera obscura» (chambre noire), lointaine ancêtre de la photographie, on fait un saut en arrière, direction la moitié du XIXe siècle : à des fins d’archivage et de reproduction, la photographie est alors un outil pratique mais pas encore artistique, du moins jusqu’à Gustave Le Gray qui, en manipulant différents agents chimiques, donne à «sa» Joconde de multiples tonalités.
Avec lui, la photo n’interprète plus qu’elle ne montre, comme son aînée la peinture. Pour sa part, Constantin Brancusi, grand ami de Man Ray et d’Edward Steichen, se sert du médium pour mettre en valeur ses sculptures, dans des mises en scène qui ne doivent rien au hasard.
De l’infiniment petit à l’infiniment grand
Grâce à l’invention de la microphotographie puis la découverte des rayons X, la tournure prend soudainement une autre dimension, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. La photographie quitte alors le domaine des sciences et accède au rang d’expérimentation, comme le montre Laure Albin Guillot avec ses vues microscopiques de cellules végétales et minérales, aux vertus «décoratives».
Que dire ensuite de ces envies de grandeur aux intentions diverses : didactiques pour les frères Henry, qui constituèrent une cartographie de la Lune et des étoiles dans un degré de précision inédit. Politiques (et propagandistes) pour la NASA, qui immortalisa la conquête spatiale menée tambour battant par les États-Unis à travers de splendides clichés (rarement montrés en France), comme cette «sortie extravéhiculaire» ou cette marque de semelle laissée dans la poussière par Buzz Aldrin.
«En allant sur la Lune ou en haut des montagnes comme l’Everest, il fallait que la photo existe, il fallait une preuve!», martèle Sam Stourdzé. C’est notamment ce qu’ont fait les frères Bisson, en réalisant près d’une centaine de vues panoramiques du Mont-Blanc entre 1855 et 1862, avec tout ce que cela impliquait en termes de contraintes : monter près de 250 kg de matériel et tout développer sur place (sachant que le temps de pause était alors de 12 heures).
Mais le monde moderne s’accélère et la photographie cherche à suivre son rythme, avec cette autre obsession en tête : fixer le temps, l’instant. Avec le chronophotographe, inventé en 1882, Étienne-Jules Marey décompose ainsi les corps en action, au millième de seconde près. Avec son compère, physicien comme lui, Eadweard Muybridge, ils offrent une meilleure compréhension de la physiologie humaine et animale, au point d’inspirer Edgar Degas pour ses sculptures de chevaux.
Burlesques, excentriques et féministes
Un demi-siècle plus tard, avec le flash stroboscopique, l’ingénieur-professeur au MIT Harold Edgerton capture définitivement le mouvement. Des clichés inscrits dans «notre culture visuelle», dit Sam Stourdzé, comme les plus célèbres d’entre eux : celui où l’on voit une balle de fusil traverser une pomme (1964) ou celui d’une goutte de lait qui tombe sur une surface (Milk Drop Coronet, 1957).
Même Salvador Dalí, défiant les lois de la gravité, va se prendre au jeu dans la série des «jumpology». Le temps désormais «encapsulé», il restait un dernier challenge à accomplir : fixer la couleur. Elle est d’abord l’œuvre de scientifiques comme Louis Ducos du Hauron, premier à prendre une photo en couleur en 1877. Elle devient plus tard un moyen «d’archiver» la planète en constante évolution, avant que l’Anglaise Yevonde Middleton la modernise sérieusement avec ses visions «burlesques, excentriques et féministes».
Elle qui voulait que la photographie soit reconnue comme un art, sachant qu’elle n’a «ni histoire, ni tradition, ni vieux maîtres, mais seulement un avenir», sera entendue. La discipline devient une pratique à la fois sociale et esthétique, comme l’affiche Saul Leiter avec ces beaux jeux d’aplats, de reflets et de perspectives. Ou Helen Levitt qui, en 1974, va donner un dernier coup de grâce au noir et blanc avec ses diapositives couleur défilant en continu pendant un mois sur les murs du MoMa à New York.
Débutée par la peinture, l’exposition s’achève avec elle et les tableaux photographiques de Gerhard Richter, dont l’un servira à illustrer le plus fameux album de Sonic Youth (Daydream Nation). Quant à la dernière grande conquête de la photo, le numérique, ayant conduit à une démocratisation inédite de sa pratique, elle a été volontairement mise de côté. «C’est peut-être encore un peu tôt pour y lire les avancées esthétiques», conclut Sam Stourdzé.
«Voir le temps en couleurs» Jusqu’au 18 novembre. Centre Pompidou-Metz.