Raconter la désindustrialisation, rendre hommage au monde ouvrier, se plonger dans l’histoire du chômage ou brosser des portraits de manifestants… La bande dessinée investit toujours le champ social, comme en témoignent plusieurs parutions récentes.
Avec Le Choix du chômage (éditions Futuropolis), Benoît Collombat, journaliste à la cellule investigation de Radio France s’est attaqué à un gros morceau : l’album de près de 300 pages est sous-titré «De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique». Cette BD-enquête ultra-documentée est le fruit de plus de trois ans de travail du journaliste, accompagné de Damien Cuvillier, qui alterne différents styles en noir et blanc, et œuvre à rendre accessibles des notions économiques complexes.
L’urgence de questionner tous ces sujets
Benoît Collombat, qui avait déjà fait une incursion dans le 9e art avec Étienne Davodeau, une des figures de la BD-enquête, avec Cher pays de notre enfance sur les années 60-70, explique avoir voulu «voir la suite de l’histoire», «ce grand basculement» où le politique n’a «plus la main» sur les questions économiques et financières. Riche de témoignages de chercheurs ou d’acteurs de premier plan, l’album raconte les choix opérés, dont ceux des socialistes dans les années 1980, pas épargnés : il permet par exemple de découvrir la savoureuse genèse du critère des 3 % de déficit à ne pas dépasser, un «outil de communication» sans «rationalité économique».
Benoît Collombat vante la BD comme une «arme de compréhension massive» : elle permet de «donner la profondeur de champ historique», de voir la force d’une idéologie qu’est le néolibéralisme. Conscient que l’ouvrage est «très dense», il pense que «le jeu en vaut la chandelle». Cela permet de «mieux comprendre les choses jusqu’à aujourd’hui», dit-il, notant avoir été rattrapé par l’histoire avec les Gilets jaunes ou le Covid-19 qui montrent «l’urgence de questionner tous ces sujets».
Même idée que rien n’est inéluctable chez Benjamin Carle qui signe Sortie d’usine (Steinkis) sur les salariés de l’équipementier GM&S de La Souterraine (Creuse), dossier social qui avait marqué les premiers mois de la présidence Macron en 2017. «J’avais l’impression que leur combat et la longévité de la boîte pour laquelle ils se battaient permettaient de raconter une histoire française de la désindustrialisation», explique le documentariste de 33 ans.
On nous vend la désindustrialisation comme un phénomène inévitable
L’auteur-réalisateur, qui signe sa première BD, y a aussi consacré trois ans avec David Lopez qui a pu «croquer en direct» de sa plume vive et ludique les salariés de l’usine, dont les figures de la lutte comme l’élu CGT Patrick Brun surnommé «Futé». Avec la BD-enquête, dans laquelle il apparaît en fil rouge en tant que personnage – comme Benoît Collombat –, «on peut remonter dans le temps», note Benjamin Carle. Pour marquer les flash-back, le noir et blanc alterne avec la couleur.
Il revendique avec cet album d’avoir voulu «remettre l’église au milieu du village» : «on nous vend la désindustrialisation comme un phénomène inévitable : « c’est comme ça », mais dans ce cas et par capillarité presque dans tous les autres, il y a des moments où ça aurait pu se passer autrement».
Plus fictionnel, mais à partir de souvenirs réels, Le Pas de la Manu (Actes Sud) de Baptiste Deyrail rend hommage au monde ouvrier, en évoquant la manufacture d’armes de Saint-Étienne fermée il y a vingt ans. Dans ce bel objet aux dessins réalisés avec une méthode de gravure, on suit l’histoire poétique d’un ouvrier qui bricole pour lui-même dans l’atelier – travaillant ainsi en «perruque» –, et à travers lui le déclin du site.
Enfin, avec Carnets de manifs (Seuil), Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse ont choisi d’être «dans l’agir» et de saisir sur le vif les mobilisations sociales, en partant des Gilets jaunes, qu’ils ont commencé à suivre au printemps 2019. Leurs dessins, souvent accompagnés de paroles de manifestants, sont répartis par chapitres : «Gilets jaunes acte 26» , «manifestation réforme des retraites»… Dans un entretien accompagnant les croquis, ils revendiquent la pratique du «dessin politique», l’un d’eux glissant au passage être «devenu super fort en « moonwalk »» à force de dessiner en marchant, souvent en reculant…
Grégory Cimatti