Depuis toujours, l’acteur Val Kilmer a filmé sa vie. Ces archives rares composent Val, superbe documentaire sur une ancienne gloire au parcours malheureux.
L’industrie hollywoodienne s’emploie aujourd’hui à créer des vedettes sur la seule base d’une beauté physique répondant à des critères lisses. C’est oublier que le jeu, pour l’acteur, nécessite la création d’un personnage, d’un charisme, d’un comportement et, surtout, d’une voix. Pensons à quelques-uns des grands acteurs américains de ces cinquante dernières années. Le souffle ardent d’Al Pacino, dont chaque réplique est libérée comme un shot d’adrénaline, qu’elle sonne comme un coup de poing dans le ventre ou comme une confidence lyrique; la texture dense de la voix de Jack Nicholson, que l’acteur adapte selon qu’il joue un personnage doux, dur ou dingue; le calibre haut perché de Marlon Brando, envoyé avec le temps vers d’autres strates émotionnelles; le phrasé doucement nasillard de Willem Dafoe, les inspirations syncopées de Christopher Walken, l’intonation lourde de Denzel Washington… C’est à cette lignée qu’appartient Val Kilmer, acteur phare des années 1990, dont la voix tendre et joviale s’est arrondie avec l’expérience.
Aujourd’hui, après un combat contre un cancer de la gorge dont il est ressorti victorieux, Val Kilmer ne parle plus, ou presque. Deux trachéotomies lui ont laissé le souffle court et ont accidenté sa voix de façon irréversible. Mais si sa capacité de parler lui a été ôtée, l’acteur, qui a disparu presque totalement des écrans depuis quelques années – récemment, on notera particulièrement son apparition explosive dans Song to Song (Terrence Malick, 2017) –, a encore beaucoup de choses à dire. Maintenant plus que jamais, Val Kilmer veut raconter son histoire, celle d’un parcours semé d’épreuves. À 61 ans, l’éternel «Iceman» de Top Gun (Tony Scott, 1986) ouvre ses archives personnelles : depuis sa plus tendre enfance, il a imprimé sa vie, privée et professionnelle, sur pellicule. Des centaines d’heures d’archives réduites et assemblées dans un poignant autoportrait filmé en images et en mots, au titre sobre et personnel, Val. Comme pour son autobiographie, les mots, le style, la prose, sont les siens; quand il s’agit de les lire, par contre, c’est son fils, Jack, qui assure la tâche, à la première personne.
«J’ai rencontré (Val Kilmer) il y a une dizaine d’années et je l’ai aidé sur sa pièce sur Mark Twain (…) À la même époque, il m’a demandé de l’aider avec ses archives, qui dormaient dans un entrepôt et qui étaient, en réalité, en train de pourrir», expliquait Leo Scott, coréalisateur du documentaire, au blog Cinema Daily US. «On avait quelque chose comme un millier d’heures de rushes, au total», développait la coréalisatrice Ting Poo pour le site So Film en juillet dernier, au moment où Val était projeté au festival de Cannes. Depuis ses premiers «home movies» réalisés avec ses frères jusqu’aux superproductions hollywoodiennes, le documentaire offre une plongée sans précédent dans la vie de Val Kilmer, avec des images rares : des vidéos de famille, de vacances, des souvenirs de tournage, des bouts d’essai pour des films qu’il ne tournera jamais, dont Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987) ou Goodfellas (Martin Scorsese, 1990)… Comme ligne directrice, Kilmer déroule une réflexion profondément intime sur ce qui définit un homme quand celui-ci passe son temps à se glisser dans la peau d’autres personnes.
Kilmer est devenu une star du jour au lendemain, et de façon plutôt improbable : dans son tout premier rôle devant la caméra, il singe Elvis ou les Beach Boys et enchaîne les gags absurdes. Le film s’appelait Top Secret! (Jerry Zucker, Jim Abrahams, David Zucker, 1984), un monument d’humour qui a surtout offert à l’acteur un ticket d’entrée parmi les plus belles gueules d’Hollywood et une place tout en haut du casting de Top Gun, face à son antithèse, Tom Cruise, qui n’en deviendra pas moins un ami. Dès lors, Val Kilmer entreprend de se mettre à la poursuite de l’excellence, dans un chemin long qui l’a vu réaliser des performances extraordinaires – Jim Morrison dans The Doors (Oliver Stone, 1991), Doc Holliday dans le western Tombstone (George P. Cosmatos, 1994), le braqueur Chris Shiherlis dans Heat (Michael Mann, 1995) – mais qui lui aussi a réservé beaucoup de – très – mauvaises surprises.
C’est une histoire sur ma vie, qui n’est en même temps pas ma vie
Après la catastrophe The Island of Mr. Moreau (John Frankenheimer, 1997), qui lui a valu une réputation d’acteur invivable, Val Kilmer a commencé à cachetonner dans des films parfois sortis directement en vidéo et de piètre facture. On le voit aujourd’hui, physiquement diminué, apparaître dans des conventions célébrant l’ancienne gloire qu’il fut. Mais il n’a jamais abandonné son graal d’acteur, qu’il s’est résigné à chercher seul. Il l’a trouvé en la personne de Mark Twain, l’auteur de Huckleberry Finn et Tom Sawyer : depuis 2002, Kilmer tente de mettre en scène une biographie de l’écrivain, et malgré sa condition, n’a toujours pas abandonné l’envie de l’interpréter. «Je ne veux pas seulement écrire un bon film, dit-il dans une image d’archives, mais un grand film. Quelque chose qu’on appellerait un classique.»
Il y a quelques années, il a ramené Mark Twain à la vie sur scène, dans un one man show entre monologue biographique, tragédie et stand-up : toute l’essence de Val Kilmer se cache dans ce personnage qu’il s’est réinventé et avec qui il partage bon nombre de points communs (tous deux ont été dévastés par la mort d’un enfant, Twain de sa fille, Kilmer de son frère, mort à l’adolescence). «Comment soigner un cœur brisé?», l’entend-on dire, sous le maquillage épais de Mark Twain. La réponse se trouve juste là : et si l’œuvre de sa vie, l’excellence, son graal, ne se trouvait pas dans l’incarnation d’un personnage, mais bien ici, dans cet autoportrait qu’il a mis une vie entière à réaliser?
Val, de Leo Scott et Ting Poo.
Valentin Maniglia