Dans le monde du ballet, les langues se délient pour évoquer le tabou des blessures. Dorothée Gilbert, étoile de l’Opéra de Paris, en sait quelque chose puisque dans un passé récent, elle a cru devenir à jamais la «danseuse au pied troué».
C’est avec cette formule que l’artiste de 36 ans, aujourd’hui l’une des plus brillantes ballerines françaises de sa génération, commence son premier livre, Étoile(s), récemment paru. Si grâce à son «tempérament de guerrière», elle a pu surmonter les difficultés à l’école de danse de l’Opéra, l’une des plus exigeantes au monde, Dorothée Gilbert a failli à 24 ans voir sa carrière s’arrêter net en raison d’une blessure qui l’a paralysée pendant six mois.
Elle raconte comment un examen révèle un «trou dans le pied, fracture de fatigue du deuxième métatarse, ce petit os carré à la base de l’orteil». «Du jour au lendemain, tout s’arrête. On se dit pourquoi moi? pourquoi maintenant?», affirme la danseuse, à l’affiche en décembre dans le ballet Raymonda à l’Opéra de Paris.
«Comme les sportifs de haut niveau, on pousse notre corps à l’extrême», ajoute cette Toulousaine née au sein d’une famille modeste. Elle fait partie d’un nombre grandissant de danseurs stars qui parlent plus ouvertement de leurs blessures, dans des ouvrages ou sur les réseaux sociaux. Les danseurs grandissent inconsciemment avec l’adage «no pain, no gain» (pas de douleur, pas de gain). La superstar russe Natalia Osipova a confié en juin à que les danseurs «se retiennent» malgré la douleur, évoquant même une superstition : «Si on en parle, ça va empirer.»
«C’est une facette que nous ne voulons pas vous montrer»
D’autres ont peur de passer pour des faibles ou de rater des occasions. «J’avais choisi d’ignorer la douleur car le temps au théâtre était précieux», confiait en juillet à ses 80 000 abonnés sur les réseaux sociaux le très prometteur danseur canadien Shale Wagman, après une blessure. «C’est une facette que nous ne voulons pas vous montrer», écrivait-il. «C’est un peu la politique de l’autruche, on ne veut pas en parler, car on ne veut pas le voir, on n’a pas envie d’être blessé», affirme Dorothée Gilbert.
Mais selon elle, «la blessure, la récupération, l’hygiène sont des sujets de plus en plus présents. Entre nous, on en parle, on se dit « tiens, cette machine pour masser les muscles, elle est top, je vais l’essayer »». «Il faut en parler pour apprendre de nos erreurs.» Une star du Bolchoï, Vladislav Lantratov, a partagé récemment une vidéo de lui à la barre portant des «stretch boots» conçues pour étirer les muscles. Pendant son court mandat en 2015 comme directeur de la danse à l’Opéra, Benjamin Millepied a mené une petite révolution en introduisant une unité médicale permanente au palais Garnier. Il reste que les danseurs sont moins chouchoutés que les sportifs, selon Dorothée Gilbert.
«Les footballeurs ont tout un système de kinés et après le match, ils se font directement traiter», dit-elle. Soigner et prévenir «est une éducation qu’on n’a pas forcément eu, mais qu’on apprend sur le tas», précise celle qui fait notamment du yoga et de la «gyrotonic» sur des machines. Signe que les temps changent, Steven McRae, danseur du Royal Ballet de Londres souvent blessé, se confie régulièrement sur ses chirurgies, et dans son ouvrage Dancing to the Edge and Back (2017), l’Américain David Hallberg, évoque longuement une blessure qui l’a éloigné de la scène pendant deux ans.
Mère d’une fille de cinq ans, Dorothée Gilbert veut que ce livre encourage la jeune génération de danseurs à se battre. «Pour eux, tout doit être facile et rapide, ils ne prennent pas le temps. Beaucoup m’ont dit : « Je ne suis pas souple, je ne peux pas être danseuse ».» Ayant raté son premier concours pour entrer à l’école de danse, elle n’était pas souple elle-même et n’avait pas les pieds idéaux pour la danse : «Mais je n’ai jamais douté.»
AFP