Accueil | Culture | Ukraine : la drôle de vie d’un soldat influenceur

Ukraine : la drôle de vie d’un soldat influenceur


(photo AFP)

Au cœur du conflit ukrainien, Rouslan Mokrytsky, 32 ans, est un «cuistot dans l’enfer de la guerre». Il trouve dans la cuisine un moyen de faire face à l’horreur du conflit et d’égayer le quotidien de ses camarades d’infortune.

Au milieu des ruines, Rouslan Mokrytsky a le visage grave. Son large couteau de combat en main, il se concentre pour ne pas pleurer… Émincer des oignons, même à quelques kilomètres des tranchées, n’est pas chose aisée. Ce dernier, 32 ans, est un influenceur. Sa longue moustache qui surligne un sourire communicatif est connue des 131 600 personnes qui composent sa communauté sur TikTok. «Cadre plus bas avec ton téléphone», explique-t-il, didactique, à un compagnon d’armes, caméraman d’un jour. «Fais un gros plan sur mes doigts, là.»

À l’image, ses mains balafrées par les éclats d’obus travaillent les oignons avec dextérité. La description sur sa page résume sa vie : «Un cuistot dans l’enfer de la guerre». Mi-cuisinier star des réseaux sociaux ukrainiens, mi-soldat. Ce jour-là, il revisite un classique de la cuisine italienne : des pâtes all’arrabbiata. La veille, il était pilote de drones dans l’«enfer» de Toretsk où les forces russes tentent une percée depuis des mois, faisant pleuvoir les bombes.

«Quand je le filme, je ne pense pas à la guerre»

Sous le feu depuis le début de la guerre, Rouslan Mokrytsky avait besoin d’une échappatoire. «Après les missions, il y avait, disons, beaucoup d’images affreuses et stressantes, explique-t-il. J’avais besoin de récupérer mentalement.» Pour tenter d’oublier l’horreur, il se plonge dans les films, la musique, la lecture, les promenades malgré les bombes… Rien n’y fait. «J’en suis arrivé au point où je me suis dit que ce serait cool de me filmer en train de faire des frites, par exemple.»

Le succès dépasse ses attentes avec trois millions de vues. Rouslan Mokrytsky implique alors aussi ses amis de bataillon, qui appellent leurs épouses pour dégoter des recettes. «Tout le monde plaisantait», explique-t-il dans son treillis. «Ce n’est pas seulement moi qui me reconstruis mentalement, mais tout le monde autour.» Ces séances offrent «une heure ou deux» de légèreté, sentiment inhabituel sur le front du Donbass.

Son camarade, Ivan, 25 ans, se prend au jeu de la caméra et se délecte de ce moment de répit. «Quand je le filme, je ne pense pas à la guerre», dit-il, content, en plus, de pouvoir manger un «bon repas». Sur la page TikTok, les contenus défilent, alternant images crues de la guerre et recettes cuisinées avec les membres de sa communauté. Car, outre son bienfait psychologique, «vital» selon Rouslan, cet espace sert de lien avec les civils.

Les Russes aussi regardent mes vidéos !

Pour l’influenceur, «si vous n’avez pas de contact avec votre famille, vous pouvez devenir fou». Réciproquement, les vidéos permettent aux civils de se tenir informés de ce qu’il se passe dans l’Est. Penché sur sa petite table de bois clair, Rouslan Mokrytsky empoigne un étui de balle de calibre 12.7 qui lui sert de poivrier. Avec humour et dérision, le robuste cuistot au visage jovial joue de son environnement, utilisant des produits trouvés dans les villes dévastées qu’il parcourt.

Grâce à son visage, il s’est fait un nom. «Une compagnie de boisson énergétique m’a approché», explique-t-il, pour en faire un ambassadeur. «Ils ont envoyé des packs de boissons à l’unité et m’ont aidé quand j’ai été blessé au combat», dit-il, tordant ses mains encore marquées par les stigmates. Après deux ans ans et demi de guerre, les dons qui affluaient au départ ont commencé à décroître et la notoriété des influenceurs comme lui relance la ferveur des civils.

«Les Russes aussi regardent mes vidéos!», assure-t-il, sourire en coin. «Ils voient qu’on est des gens ordinaires qui défendent leur pays, pas des fascistes ou je ne sais quoi», dit-il dans une référence au narratif de Moscou qui disait vouloir «dénazifier» l’Ukraine comme prétexte à l’invasion, en février 2022. Selon lui, la propagande est devenue «une guerre à part entière».

C’est pourquoi, malgré ses obligations très prenantes de soldat, il s’investit quasi quotidiennement dans ses vidéos, jonglant avec les deux facettes de sa drôle de vie. «Quand un de mes amis est mort, il m’a fallu quatre jours pour reprendre mes esprits, mais j’étais prêt pour repartir pour une vie plus ou moins normale.» Scène finale : alors que le fumet du parmesan chaud s’élève au-dessus des ruines, Rouslan Mokrytsky vide son plat de pâtes dans les assiettes en plastique de ses camarades. Sur leur visage, un sourire apparaît.