Empêchée par la pandémie en 2020, la Triennale Jeune Création n’en revient que plus forte cette année, avec la proposition tous azimuts d’une quarantaine d’artistes qui s’étale entre le Casino et les Rotondes. Car les «milléniaux» ont beaucoup de choses à dire.
On le sait, le temps est joueur, et ce n’est pas la Triennale Jeune Création qui va prouver le contraire. En 2019, quand Kevin Muhlen, directeur du Casino, a soumis la thématique «Brave New World Order» à toute une ribambelle d’artistes émergents, il s’imaginait déjà des propositions faites de mondes gris et froids, baignant dans la science-fiction à la Philip K. Dick et le pessimisme politique d’Aldous Huxley. Mais voilà, «ils n’ont pas réagi aux références que j’avais en tête, preuve qu’elles font partie d’un ordre révolu», concède-t-il dans un souffle, comme si le poids de l’âge le rattrapait soudainement.
Non, cette génération Y, dite des «milléniaux» (nés entre le début des années 80 et la moitié des années 90) ne voit pas les choses entièrement en noir. Certes, ils sont héritiers de problématiques sérieuses, environnementales comme sociales, mais préfèrent «accueillir le présent avec conscience et discernement», toujours selon Kevin Muhlen. Et ce, même quand une épidémie subite ne vient, en une petite année, redistribuer les cartes et présager d’un avenir encore plus trouble. «Le titre de l’exposition est passé en quelques mois de référence à un passé proche à une actualité on ne peut plus récente», dit-il encore.
«Un petit jubilé à célébrer»
Pas suffisant, en tout cas, pour que la quarantaine d’invités ne remettent en cause leur travail. «S’ils voulaient réagir vis-à-vis de la situation, c’était possible!», rappelle le directeur du Casino. Restent que certaines œuvres, malgré elles, sont rattrapées par le présent et passées au filtre du virus. C’est le cas des premières exposées aux Rotondes : celle de Julie Luzoir qui dessine de longues files d’attente, comme cette vidéo de Clara Thomine où elle se met en scène dans un aéroport totalement vide. Pourtant, l’une tire son inspiration de la crise financière de 2008, tandis que l’autre a été réalisée de nuit, il y a trois ans…
Non, l’effet covid est à voir ailleurs : dans la création, notamment, depuis mai 2020 d’une plateforme digitale (www.bravenewworldorder) qui a permis aux artistes d’échanger malgré la distance physique imposée. Ce qui fait dire à Kevin Muhlen : «On n’a pas chômé cette dernière année. On ne s’est pas dit : « on va tout mettre dans les tiroirs et attendre que cela aille mieux ». Non, il fallait faire vivre cette exposition! Être flexible, réactif, complice pour avancer et proposer quelque chose qui aura pris corps.»
Au discours, la génération Y ajoute le geste. D’abord en affichant, comme lors du vernissage vendredi, une franche camaraderie. Ensuite, en proposant un vrai kaléidoscope de réflexions artistiques, joliment mis en valeur. Car une cinquième édition de la Triennale Jeune Création, ça se fête! «C’est un petit jubilé : on voulait célébrer son importance», précise Steph Meyers, directeur des Rotondes. D’où cette sélection XXL, «d’un autre niveau» – le double des années précédentes – concoctée sur la base de 115 dossiers de candidatures. Évidemment, même si les affinités sont nombreuses, la vision est loin d’être uniforme. Seule la scénographie, commune aux deux lieux d’exposition, cherche l’unité.
«Tout doit disparaître!»
Au cœur d’une avancée labyrinthique, à travers de nombreuses vidéos et installations, majoritaires, tout est ici questionné : l’identité, les relations humaines, le rapport à l’image et à la nouvelle technologie, le temps, l’histoire et le passé, les enjeux écologiques… Et l’humeur, encore une fois, ne se veut pas plombante. Pour preuve, ce jeu vidéo minimaliste de Mad Trix, intitulé à juste titre Game of Existence car le «game over» est inéluctable. Ou encore l’inarrêtable Clara Thomine, qui n’a pas son pareil pour attirer le chaland afin de lui vendre des vestiges de notre passage sur Terre… «Tout doit disparaître!», lâche-t-elle entre deux démonstrations
Dans une veine plus poétique, saluons encore le film, à l’esthétisme léché, d’Émilie Brout et Maxime Marion, ou encore cette idée de Jean-Baptiste Grangier d’inventer un drapeau communautaire, qui flottera d’ailleurs tout le week-end en haut du mât place de la Constitution. Dans une philosophie identique, Suzan Noesen souligne l’importance de la dynamique sociale avec quatre écrans et autant de personnages qui se penchent sur le cas d’un pommier. À la caisse en bois spartiate, Aude Legrand préfère, elle, le confort du salon pour mieux parler d’intimité et de virtuel. Le désastre écologique que révèle Stefania Crisan, lui, est bien concret, et a même tout de la «beauté des enfers». À défaut, si la Terre part à vau-l’eau, l’érudite Camille Fischer a la solution finale : une plage de confettis, des bonbons à l’absinthe et une phrase de Baudelaire qui offre un ultime refuge «hors de ce monde».
Grégory Cimatti
Triennale Jeune Création
Casino et Rotondes – Luxembourg.
Jusqu’au 29 août.
www.bravenewworldorder.lu