Pendant dix ans, dans les années 1920, Tina Modotti a immortalisé le Mexique et la vraie vie, sans chercher à plaire. On la tient pour la créatrice de la «photographie ouvrière». À Paris, le musée du Jeu de Paume lui rend un hommage indispensable.
En débarquant le 8 juillet 1913 à Ellis Island, New York, la belle jeune fille a tout juste 17 ans. Au préposé aux services de l’immigration, elle déclare : «Je ne suis ni anarchiste ni polygame et je n’ai jamais fait de prison.» Elle a passé 45 jours en mer, en provenance d’Europe – en éclaireur, son père, mécanicien de profession, a déjà fait le voyage, espérant ce «rêve américain» qui a attiré tant et tant d’Italiens pauvres. La jeune fille est née à Udine, la capitale du Frioul. Elle se nomme Assunta Adelaide Luigia Modotti, appelée «Assuntina» pour la distinguer de sa mère. Puis, dans sa vie nomade, elle deviendra Tina. Après avoir travaillé, enfant, en Italie et en Autriche dans une filature, sur le sol américain, elle trouve un boulot dans une fabrique de chapeaux, et va découvrir le monde du théâtre à San Francisco, où vit une importante colonie italienne qui a monté des troupes théâtrales.
C’est le temps du cinéma muet. Hollywood la repère et la fait jouer dans quelques films un peu bêtes. Tina Modotti va alors rencontrer un poète d’origine québécoise, Roubaix de l’Abrie Richey (1890-1922), dit «Robo», qui devient son mari. On lui présente Edward Weston : il est photographe, elle l’entraîne à Mexico en pleine renaissance culturelle, il lui apprend la photo en échange de l’intendance de la maison ou de l’atelier, ils deviennent amants… Dans ses mémoires, le poète, écrivain et diplomate chilien Pablo Neruda écrira : «Elle était fragile, presque invisible. Je me demande même parfois si je l’ai connue.» En 1929, lors de la dernière exposition de ses photos à Mexico, elle confiera : «Je me considère comme une photographe et rien de plus», gênée qu’elle était qu’on puisse utiliser les mots «artiste» et «art» pour l’évoquer, elle et son travail.
Près d’un siècle plus tard, Tina Modotti, femme libre et engagée, est à nouveau à l’honneur. Le musée parisien du Jeu de Paume lui consacre en effet une belle exposition, «Tina Modotti. L’œil de la révolution», avec près de 250 photographies. «Quelques images-icônes, souvent mises en avant, ont fait oublier l’essentiel, à savoir que son travail ne cherche pas à plaire, mais se révèle bien davantage soucieux d’adhésion au réel et à une forme de vérité. Longtemps étudiée à travers le seul prisme de l’influence d’Edward Weston, l’œuvre photographique de Modotti se détache enfin, depuis plusieurs années maintenant, dans sa singularité», commente Quentin Bajac, le directeur de l’établissement, dans Tina Modotti, le magnifique catalogue de l’exposition parisienne.
Au Jeu de Paume, les œuvres (du moins, celles dont on dispose à ce jour) de Tina Modotti sont là. La femme au drapeau. La mère et son bébé à Tehuantepec. La femme portant un jicalpextle. La faucille, la cartouchière et l’épi de maïs. Des musiciens. Un travailleur lisant le journal El Machete… Des clichés qui définiront ce qu’on appellera «la photographie ouvrière».
Ce que Tina Modotti appellera simplement des «photographies honnêtes», et qu’elle précisera dans Sur la photographie paru en 1929 : «La photographie, justement parce qu’elle ne peut être produite que dans le présent et parce qu’elle est fondée sur ce qui existe objectivement devant l’appareil, prend sa place en tant que moyen d’expression le plus satisfaisant qui soit pour enregistrer la vie objective sous tous ses aspects, d’où sa valeur documentaire. Si on ajoute à cela de la sensibilité et de la compréhension et, par-dessus tout, une orientation sans ambiguïté quant à la place qu’elle devrait avoir dans le domaine du développement historique, je crois que le résultat est quelque chose qui mérite une place dans la production sociale, à laquelle nous devrions tous contribuer.»
Pour Claudio Natoli, un des contributeurs du catalogue, avec Tina Modotti, on est en présence d’une artiste dont la vie est prise dans l’histoire entre art et liberté. Ainsi, femme à hommes (elle fut très proche des muralistes mexicains, dont Diego Rivera et Xavier Guerrero, ou encore du poète Maïakovski), elle n’a photographié que pendant une petite dizaine d’années. Encore Claudio Natoli : elle est passée «de la perfection des formes abstraites à la photographie sociale. Elle s’attache à représenter les travaux épuisants et sans dignité, les inégalités et la misère des zones urbaines, mais aussi les subjectivités féminines, si éloignées des stéréotypes machistes entretenus par les classes bourgeoises (…) Son art n’admet aucune concession aux canons pédagogiques pouvant nuire à la qualité des formes expressives…»
Militante au Parti communiste mexicain, elle sera soupçonnée d’avoir participé (de loin) au meurtre de Trotski – elle part alors pour l’Europe, tient un rôle important dans le Secours rouge international (SRI) fondé en 1922 par la bolchevique Elena Stassova. Elle a posé l’appareil, ne s’en sera servi qu’à peine pendant dix ans. On la croisera en France, en Allemagne, en URSS où elle devient la compagne de Vittorio Vidali, agent secret, espion et homme politique communiste italien. Elle croit au mythe soviétique, le pays du «socialisme victorieux» – elle en reviendra vite. Direction l’Espagne : elle pressent le «choc des civilisations» entre fascisme et antifascisme, elle rejoint les républicains, elle retrouve l’espoir d’une «nouvelle humanité», comme dans les années 1920 au Mexique. Plus que jamais et pour toujours, Tina Modotti est une femme libre et engagée. Le 5 janvier 1942, elle meurt d’une crise cardiaque dans un taxi à Mexico. Seule.
Elle était fragile, presque invisible. Je me demande même parfois si je l’ai connue
«Aux États-Unis, il faut avoir un petit chapeau…»
Dans Moi, Tina Modotti, heureuse parce que libre (parue en 2020, réédité récemment par les éditions Libretto), le romancier Gérard de Cortanze avait consacré une fiction pleine de bruit et de fureur au parcours libre et intense d’une femme perpétuellement partagée entre l’art et la vie. À l’époque de la première parution de son livre, l’auteur avait évoqué, dans une émission radio, son héroïne. «C’est Tina Modotti qui a initié Frida Kahlo à la politique. Tina Modotii avait eu Diego Rivera comme amant, et c’est elle qui a présenté Diego Rivera à Frida Kahlo. Lorsque vous travaillez sur Frida Kahlo, vous trouvez Tina Modotti à toutes les pages…» D’ailleurs, d’elle, Frida Kahlo disait : «Mon amie Tina a changé ma vie.»
En Autriche, toute petite, elle participe à une manifestation du 1er-Mai. Naissance chez l’enfant de ce qui peut s’apparenter à la conscience politique. «Elle en parlera très souvent, parce qu’elle voit des drapeaux, des fanions, des ouvriers et des paysans main dans la main. Elle y voit une sorte de solidarité qui va la suivre pendant toute sa vie, elle qui venait d’un milieu très pauvre.»
En 1908, son père émigre aux États-Unis, dans l’espoir d’une vie meilleure et d’y faire venir sa famille pour le «grand rêve américain». «En 1913, elle part aux États-Unis avec une petite valise, 50 dollars en poche et un petit chapeau qu’elle s’est confectionné parce qu’on lui a dit qu’aux États-Unis, il faut avoir un petit chapeau. Le voyage dure quarante-cinq jours, en calèche du Frioul à Gênes, en bateau de Gênes à New York, en train de New York à San Francisco. Et on se demande comment cette jeune fille est arrivée à San Francisco…»