Arrêtés fin novembre, les théâtres peuvent à nouveau accueillir le public. Entre tentation d’en faire trop, flexibilité à outrance et envie de reprendre la scène, le milieu s’agite en coulisses depuis une semaine. Tour d’horizon.
Sur son site, le TNL affiche, en gros, un retentissant «Yes, we’re open !» («oui, nous sommes ouverts !»). Il n’avait sûrement pas la place, ni l’envie, de rajouter «jusqu’à quand ?», car pour l’heure, il ne s’agit pas de bouder son plaisir. En effet, aujourd’hui, alors que le virus est toujours mordant, le Luxembourg fait figure d’îlot insolite dans l’Europe de la culture. Chez les voisins, le rideau de fer est tiré et les institutions, comme les acteurs, rongent toujours leur frein.
D’une même voix, chacun au pays se réjouit ainsi «retrouver un peu de normalité» dans ce monde sens dessus dessous, et ce, même pour un petit mois (NDLR : le gouvernement s’est fixé la date du 31 janvier pour refaire le point) et dans des conditions sanitaires encore plus strictes – soit un maximum de cent personnes par salle. C’est que la gestion de crise épuise, et cette réouverture résonne, finalement, comme une petite victoire. Mais derrière les sourires et une activité qui a repris tambour battant depuis une semaine et l’annonce de la ministre de la Culture, Sam Tanson, on trouve une «réalité très complexe», explique Carole Lorang, directrice du théâtre d’Esch-sur-Alzette.
Cruel 28 novembre et fêtes sans «scintillement»
Même si Tom Leick-Burns, directeur du Grand Théâtre, n’aime pas ressasser les mauvais souvenirs, il se souvient de cette date du 28 novembre où, après une rentrée théâtrale quasi normale, tout le monde a été gentiment invité à rentrer chez lui, en dehors des comédiens qui, selon un protocole strict, pouvaient continuer à répéter. C’est vrai, dit-il, il y a «toujours des controverses dans les situations compliquées», mais à la fermeture généralisée, lui réclamait alors un peu de nuance. «C’est maintenant le cas !», lâche-t-il, soulagé, lui qui semble avoir été entendu sur un point qu’il défendait bec et ongles : la santé mentale. Il a donc été satisfait d’entendre la ministre de la Santé, Paulette Lenert, parler d’«équilibre» interne à travers une expression qui fait sens : «Pour être en bonne santé, il faut aussi une bonne santé mentale.» «C’est tout à fait ça ! Voir un spectacle, sortir, ça permet de mieux digérer et mieux vivre la situation.»
Pour sa part, Carole Lorang n’était guère surprise : «C’était dans l’air», soutient-elle, même si «personne ne prenait de gros risques en venant voir un spectacle» en raison de mesures sanitaires, rigoureuses, appliquées à la lettre. D’où ce «sentiment d’injustice» ressenti par tout un milieu – la Theater Federatioun se fendra même d’une lettre au gouvernement, lui demandant de revenir sur sa décision. Mais, toujours selon elle, comme les gens ont besoin «de contacts sociaux», sans spectacle, «ils vont les chercher ailleurs». Véronique Fauconnet, directrice du TOL, ne dira pas la contraire elle qui, en balade à Paris pour les fêtes de fin d’année, a vu le boulevard Haussmann «bondé», alors qu’il n’y avait pas un seul musée ouvert pour s’y réfugier… Elle préfère ne même pas parler de cette photo qui a fait le tour du net, montrant l’aéroport de Luxembourg noir de monde : «Là, on se dit que ce n’est pas juste, souffle-t-elle. On a alors juste une envie : s’asseoir dans un coin et pleurer.» «Ça a été un Noël sans scintillement», résume Tom Leick-Burns.
Dans l’ombre, les répétitions continuent
À la différence du premier confinement de mars à juin, drastique, depuis, les répétitions ne sont jamais véritablement arrêtées. Ce qui n’est pas sans poser de problème, explique Carole Lorang qui lâche, définitive : «Que l’on continue à jouer au pas, ça reste difficile, et ça ouvre de nombreuses problématiques !» Pour elle, et c’est une évidence, chaque personne est différente face à la maladie ou à un virus qui traîne dans les parages. «C’est une situation à double face : certains comédiens sont contents d’exercer leur métier, mais d’autres ont très peur, sont angoissés… Oui, beaucoup d’artistes sont à bout car conscients d’être tout le temps exposés à un risque. Et il faut savoir gérer ces états d’âme, maintenir une équipe soudée.»
Véronique Fauconnet souligne, de son côté, un cruel manque de perspective, cette avancée dans un brouillard toujours aussi dense depuis presque un an. « Ça tremble sec sur le pont !», balance-t-elle dans une métaphore de marin, avant de se reprendre. «C’est très fatiguant»… Pour elle, ce qui est difficile, c’est «quand on ne sait pas». L’une des créations proposées la semaine prochaine par son théâtre, Moulins à Paroles, présentée pour le coup au Grand Théâtre, en est une belle illustration : «La première répétition a eu lieu le 7 décembre, et il n’y a que mardi dernier que j’ai pu dire aux comédiens qu’ils allaient pouvoir jouer !» Le cri de joie de toute l’équipe, qui lui a percé le tympan au bout du combiné, la marque encore… La marque d’«un bonheur, mais aussi un vrai soulagement». Difficile de dire la même chose pour celle de Breaking the Waves qui, après deux années de travail, a fait une croix quasi définitive sur une importante tournée française. «L’aventure se terminera peut-être vendredi», souffle Tom Leick-Burns, lors d’un dernier tour d’honneur à domicile, à défaut de pouvoir le faire début février à Nancy.
Il faudrait qu’on ait des arguments de fond et rationnels afin de décider s’il est nécessaire ou non d’arrêter une nouvelle fois la culture
Vite s’adapter, et faire avec les voisins
Depuis la semaine dernière, tout le petit monde du théâtre s’agite en coulisses. Il s’agit en effet de vite retomber sur ses pieds, de programmer, si possible, des pièces reportées qui s’accumulent, d’ouvrir les réservations au public, de trouver des espaces (et créneaux) libres pour accueillir les équipes, notamment celles des théâtres aux capacités trop petites pour répondre aux exigences sanitaires. C’est le cas du TOL, qui, avec les mesures de distanciation, pourrait seulement recevoir «sept spectateurs». «Autant les accueillir chez moi!», rigole Véronique Fauconnet. Elle reprend : «Quand Sam Tanson a annoncé la nouvelle jeudi dernier, je n’y croyais pas une seule seconde ! Pourtant, il a fallu aller vite, très vite ! Heureusement qu’on faisait comme si…». Un sens de l’anticipation qui s’observe dans les détails : pour Moulins à Paroles, la scénographe Noëmie Cassagnau a prévu «un décor minimaliste qui s’adapte à tous les plateaux». Comme à celui du Studio du Grand Théâtre, où il s’est posé pour les prochaines répétitions. Bien vu !
Outre cette solidarité, cette synergie qui se sont affirmées au fil des mois entre les représentants de la scène nationale, des théâtres comme ceux de Luxembourg et d’Esch sont confrontés à une autre problématique, majeure : faire avec la situation en cours chez les voisins. «Même si on a rouvert, en tant que maison tournée vers l’international, notre programmation est impactée», souligne Tom Leick-Burns. Sa consœur du Sud sort les arguments concrets, confirmant une chose : les compagnies d’ici et d’ailleurs ne prennent aucun «risque démesuré» (économique comme sanitaire). Elle raconte le crève-cœur de comédiens brésiliens ne pouvant résolument pas voyager aussi loin pour une seule date (Boxe Boxe Brasil), ou la «douloureuse» annulation d’une création française (La Plus Précieuse des Marchandises, qui aurait dû être présentée hier et aujourd’hui). «Certains préfèrent arrêter ou reporter, car c’est trop difficile à supporter», soutient-elle. Depuis fin novembre, chez elle, 50% de la programmation, soit «une dizaine de rendez-vous», est ainsi tombé à l’eau.
Un problème qui se pose aussi en termes de public, notamment quand on se situe à cinq kilomètres des frontières françaises où un couvre-feu est maintenu dès 18h… Toujours Carole Lorang : «Pour la première représentation du Menteur (NDLR : prévue le 21 janvier), 70% des réservations sont annulées.» Pour combler les vides, et peut-être, inconsciemment, anticiper un nouveau coup d’arrêt fin janvier, certains empilent les représentations, comme au Grand Théâtre qui, le 28 janvier, propose trois pièces – Trissotin ou Les Femmes Savantes, Moulins à Paroles et On ne badine pas avec l’amour – à trois endroits différents (Grande Salle, Studio et théâtre des Capucins) de 19h à 22h… «Je crois que c’est une première !», note Tom Leick-Burns. Un concours de circonstances qui, attention, reste dans les cordes par rapport aux mesures réclamées par le virus. «Au total, on comptera 200 spectateurs sur la soirée, bref, comme si on remplissait le Studio», dit-il. C’est maigre, mais c’est déjà ça, surtout au vu de ce qui se passe chez ses homologues étrangers : «En Grande-Bretagne, certains ne croient pas qu’on soit ouvert, alors que chez eux, rien ne bouge depuis mars. Ils sont à faire de la publicité pour des spectacles programmés en décembre 2021…». Ses collègues belges, eux, lui laissent des petits messages sur les réseaux sociaux du genre «veinards !». «De bonne guerre», dit-il.
L’après 31 janvier et un besoin de concert
On l’aura compris, le monde du théâtre au Luxembourg compte repartir tête baissée, mais vigilant, dans ses affaires courantes, tout heureux de pouvoir compter sur un ministère de la Culture qui bataille et sur ces possibilités de pouvoir, enfin, retrouver le jeu scénique et le public. Et quid de l’après 31 janvier et le spectre d’un nouveau confinement ? Trop tôt pour le dire… «On va attaquer, en espérant que ce sera une ligne droite sans arrêt aux stands!», balance Tom Leick-Burns, sportif. Carole Lorang, elle, marque la pause et espère que cette avancée en mode yoyo observée ces derniers mois prendra fin. Ou plutôt, sera plus réfléchie, et moins généralisée.
«Il faudrait que l’on se base sur des faits, des études scientifiques. Savoir, en somme, où les gens se contaminent ou pas. Qu’on ait des arguments de fond et rationnels afin de décider s’il est nécessaire ou non d’arrêter une nouvelle fois la culture.» Selon elle, le dialogue avec le Ministère de la Santé doit être renforcé, afin d’aller vers quelque chose de plus «concret». À sa manière, Véronique Fauconnet rappelle les mots de Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond-Point, à Paris : «Que l’on me prouve qu’il y a eu des clusters dans les théâtres !»
D’ici là, chacun se remet à un réflexe pris depuis mars : vivre le moment présent, accepter de ne pas prévoir beaucoup et garder ses nerfs. «C’est notre réalité, comme tout le monde !», conclut Carole Lorang. Autant dire que le mois de février, c’est déjà loin…
Grégory Cimatti