Connaissez-vous Yves-Marie Le Guilvinec? Poète et marin, le Breton, tragiquement disparu en mer à l’âge de 30 ans au siècle dernier, est aujourd’hui réhabilité par François Morel, qui narre sa vie dans un spectacle donné ce soir au théâtre d’Esch.
Plus qu’un spectacle, c’est une «conférence chantée» qui se tiendra ce soir au théâtre d’Esch-sur-Alzette. L’hôte de l’évènement? François Morel, touche-à-tout : comédien, metteur en scène, chroniqueur radio, chanteur, écrivain… Il est aussi, désormais, historien de l’oubli, en réhabilitant Yves-Marie Le Guilvinec, marin et chanteur de la fin du XIXe siècle, disparu en mer en 1900, à l’âge de trente ans. Tous les marins sont des chanteurs, biographie exhaustive du Breton méconnu, pour qui le Normand François Morel s’est pris de passion après être «tombé sur un cahier de chansons dans une brocante», se décline ainsi en trois volets, réalisés avec le romancier Gérard Mordillat et le musicien Antoine Sahler : un livre, un album (tous deux sortis à l’automne 2020), dans lequel Morel remet au goût du jour La Cancalaise ou encore La Pêche à la morue («Je n’irai pas à la morue sans avoir courtisé Lulu», chante-t-il), et un spectacle, qui serait donc une version «live» des deux précédents.
Que le poète et marin, qui a parcouru le monde très jeune, ait réellement existé ou non importe peu. Quand on lui pose la question, François Morel se fend d’un rire : «Quelle version préférez-vous?» La légende, qu’il faut continuer d’imprimer, toujours. C’est à travers elle que vit Yves-Marie Le Guilvinec, sa poésie aventurière et ses textes empreints d’humanité, qui sonnent encore plus vrai aujourd’hui. Hasard ou pas, mardi prochain, le théâtre d’Esch continue son exploration de la langue française et de la poésie avec un spectacle musical sur Jacques Prévert (né en 1900, année de la disparition de Le Guilvinec), dont les poèmes seront récités par son ex-compagne des Deschiens Yolande Moreau, dont il précise qu’«en ce moment, Yolande et moi, on bataille au Scrabble sur internet». Quant à savoir lequel de ces deux amoureux des mots bat l’autre le plus souvent, «ça dépend». «En tout cas, elle se bat, elle ne lâche rien!»
Votre découverte d’Yves-Marie Le Guilvinec tient à la fois du hasard et de la légende : vous auriez découvert un catalogue de ses chansons dans une brocante. À partir de ce moment, comment est née l’idée de tracer sa biographie?
François Morel : Mon ami Gérard Mordillat est président d’un festival de cinéma au Havre, auquel j’ai été invité. Lui m’a demandé de venir chanter des chansons, en précisant, quelque temps avant le spectacle : « Ce serait bien que tu chantes des chansons de mer ». Le festival, qui s’appelait Ciné Salé, avait pour thème les films qui avaient un rapport avec la mer. Mais les chansons de mer, je n’en avais pas dans mon répertoire… Alors je me suis amusé à partir à la recherche de chansons, jusqu’à ce que l’on trouve celles d’Yves-Marie Le Guilvinec. À partir du moment où on a eu un répertoire de chansons d’Yves-Marie, on a commencé à mettre sur pied ce spectacle, cette conférence chantée.
Tous les marins sont des chanteurs est un projet triple, avec, en plus du spectacle, un livre et un album. Antoine Sahler, Gérard Mordillat et vous, qui êtes tous trois à l’origine du projet, êtes devenus des spécialistes d’Yves-Marie!
On a été très actifs tous les trois. Antoine Sahler s’occupe de la musique, Gérard de la littérature et moi du théâtre : chacun a travaillé avec ce qu’il a l’habitude de faire, en quelque sorte.
Antoine Sahler et Gérard Mordillat, comme d’autres, font partie de votre bande, une équipe qui est souvent à vos côtés. Au fond, ce côté capitaine de navire, c’est aussi ce qui vous rapproche d’Yves-Marie?
Il y a un côté bande, tribu, absolument. Mais ce qui est plus important encore, c’est de faire attention à toujours faire un spectacle différent du précédent, histoire qu’on ne s’ennuie pas trop et qu’on n’ait pas trop de recettes toutes faites pour faire des spectacles. Là, je savais qu’en convoquant Gérard Mordillat et en travaillant sur un thème très précis, la marine, on pouvait jouer sur ce concentré de vie que l’on trouve en général dans les chants de marins. On pouvait aborder le départ, les retrouvailles, l’amour, la séparation, l’amitié… Il y avait une belle matière pour faire un spectacle.
Les thèmes des chansons sont universels et très humains. Il y a une résonance particulière avec ce que l’on a envie de voir et d’entendre après la pandémie…
Peut-être que c’est pour cela que le spectacle parle aux gens qui viennent le voir. En tout cas, on a pu sentir qu’il faisait écho à tout cela… En fait, le spectacle a été écrit avant la pandémie et joué après le confinement. En réalité, on devait le créer en Bretagne il y a deux ans, et on l’a finalement créé à Istres il y a deux semaines. Istres, c’est à 50 kilomètres de Marseille : c’est l’extrême sud de la Bretagne, si vous voulez (il rit).
Vous avez, depuis, joué le spectacle en Bretagne et en Normandie. Avez-vous ressenti une émotion particulière, lorsque vous investissez les terres d’Yves-Marie pour raconter sa vie?
On a joué (jeudi) à Saint-Hilaire-du-Harcouët, dans la Manche, entre mes terres et celles d’Yves-Marie. Il y a une atmosphère particulière quand on joue dans ces endroits, évidemment, car on y mentionne des villes et villages qu’on ne mentionne jamais dans les spectacles, habituellement. À tel point que lorsqu’on l’a joué en Bretagne, certaines personnes ont cru que le spectacle était adapté au lieu où l’on jouait! Mais les noms mentionnés restent les mêmes, qu’on joue en Bretagne ou au Luxembourg.
Que racontent la figure et la poésie d’Yves-Marie Le Guilvinec de notre société actuelle, plus d’un siècle après sa mort?
Ce qui m’a poussé à m’intéresser à Yves-Marie Le Guilvinec plutôt qu’à une figure illustre, c’est d’abord, je crois, mon goût pour les invisibles. À travers lui, je pouvais parler de tous les thèmes qui nous concernent aujourd’hui. Il y a une chanson sur les naufragés, ceux qui meurent en mer, qui fait écho à une actualité extrêmement brûlante. Ses chansons d’il y a cent ans parlent au public aujourd’hui, et à plus forte raison encore, elles parlent d’humanité.
La poésie et l’imaginaire sont-ils la meilleure façon d’affronter des sujets difficiles?
Je crois que c’est ma manière de faire. La poésie et l’imaginaire font que je m’autorise à parler de ces sujets-là. Je ne suis pas sûr que je saurais en parler frontalement; surtout, je n’ai pas envie de passer pour un donneur de leçons, car je ne sais moi-même pas très bien ce que je pense, et j’ai tellement peu de solutions collectives que j’essaie de rester modeste quand je prends la parole. J’ai surtout envie qu’on passe un moment humain, fort, où s’expriment les valeurs qui peuvent nous unir. C’est pour ça que j’aime le théâtre, pour qu’on soit ensemble. Mais je n’ai hélas pas de solutions collectives. L’effet recherché, c’est d’être ponctuellement ensemble à un moment précis. Enfin, je dis cela, mais je ne crois pas que j’y pense quand j’écris un spectacle. C’est une motivation inconsciente, celle de vouloir se réunir.
Valentin Maniglia
Tous les marins sont des chanteurs, de François Morel, Gérard Mordillat, Antoine Sahler et Amos Mah.
Ce soir, à 20 h.
Théâtre – Esch-sur-Alzette.
Ce qui m’a poussé à m’intéresser à Yves-Marie Le Guilvinec (…) c’est d’abord, je crois, mon goût pour les invisibles
(Avec ce spectacle), on pouvait jouer sur ce concentré de vie que l’on trouve en général dans les chants de marins