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[Théâtre] Un vent venu de l’ouest irlandais souffle sur le TOL


Joël Delsaut dans un look à la John Goodman et Jean-Marc Barthélemy en Deschiens : deux frères, comme «deux faces d'une même tartine», en colère. (Photo : Ricardo Vaz Palma)

Quatre ans après La Reine de beauté de Leenane, le TOL s’approprie une autre pièce de Martin McDonagh, L’Ouest solitaire. Un nouveau drame rural inspiré de son inquiétante Irlande natale, entre humour et sauvagerie.

Osons, une fois n’est pas coutume, Michel Sardou en ouverture. Rappelez-vous ainsi cette phrase tirée d’un de ses tubes : «C’est, pour les vivants, un peu d’enfer, le Connemara…» L’auteur, Martin McDonagh, né de parents irlandais, vient de là-bas. Et bien qu’il ait grandi dans le sud de Londres, il n’a jamais été tendre avec cette région, qu’il retrouvait à un rythme régulier durant les vacances qu’il passait en famille, et qui a nourri son inspiration.

C’est là, en effet, en écoutant ses oncles et tantes, qu’il s’est familiarisé avec le parler et les mœurs de toute cette côte Ouest à la beauté sauvage, terre apparemment oubliée de tous, peuplée d’âmes errantes en quête d’un Eldorado qui ne vient jamais. Outre l’ambiance peu accueillante – et c’est peu dire! – qu’il décrit dans ses pièces (incestes, meurtres, suicides…), Martin McDonagh fait régulièrement dans le minimalisme. Trois ou quatre personnages tout au plus, pour des huis clos familiaux sans horizon ou l’horreur quotidienne cerclée d’un désert rural.

Déjà, dans La Reine de beauté de Leenane, en 2013 au TOL dans une mise en scène de Jérôme Varanfrain, il racontait l’histoire d’une mère et sa fille, la première dominant l’autre, dont l’équilibre pervers était bouleversé par l’arrivée d’un homme. Là, pour L’Ouest solitaire, signée Marion Poppenborg, il retourne le postulat et convoque deux frères, soudés par une haine solide, et eux aussi bouleversés par l’arrivée d’une figure de l’autre sexe. On trouve ainsi Coleman et Valene (joués par Joël Delsaut et Jean-Marc Barthélemy, ce dernier ayant proposé la pièce pour le TOL), désespérément seuls.

Précisons que dans l’environnement moral archaïque de l’Ouest irlandais, le célibat reste le mode de vie le plus fréquent, les hommes restant parfois vierges jusqu’à leur mort. «À l’instar de deux chiens qui grognent et se tournent autour», dixit la metteuse en scène, le duo se voue une haine tenace. Une animosité infantile qui leur empoisonne l’existence, tout en étant pour eux une raison de vivre. «Elle est devenue pour eux la seule manière de s’aimer.» «Deux clowns très méchants» d’autant plus hargneux depuis le décès de leur père, et toujours démunis face à ce vide existentiel que leur offre ce no man’s land.

Un «grand écart» entre «méchanceté et drôlerie»

Le feu de leur rivalité et de leur jalousie est d’autant plus alimenté lorsque surgit Girleen (Eugénie Anselin), une belle jeune femme revendeuse d’alcool frelaté – «malgré son côté très érotique, elle est vulnérable car pleine d’envie de quitter la vie qu’elle mène». Ce trio évolue sous le regard du père Welsh (Pitt Simon), un pauvre curé rêvant de sauver les âmes égarées, mais désarmé devant l’ampleur de la tâche. Pire, l’alcool est devenu son fidèle compagnon tant la paroisse dont il a la charge dépasse en perversion et en sordide tout ce qu’on peut imaginer. Un sacré tableau en somme… «Ce sont des personnages tombés hors des mains du bon Dieu, explique joliment Marion Poppenborg. Ils sont sans moral, anarchistes, agressifs, mais gardent de grandes envies dans leur tête. Ils veulent vivre, découvrir leur bonheur.»

Calqué sur cette dualité confuse, L’Ouest solitaire joue ainsi à l’équilibriste entre «méchanceté et drôlerie». Un «grand écart» qui fait d’elle une clownerie noire, acide et grotesque. Une pièce annoncée comme très forte et – ce qui ne gâte rien – très drôle, qui doit être montée vive, cruelle et insolente pour tenir la route. La metteuse en scène parle même de moment «violent et physique». Il suffit de voir quand le duo fraternel reçoit le prêtre «en pleine dépression». «Il joue avec lui comme avec un ballon de football, qu’il tourmente d’un endroit à l’autre de la scène», précise-t-elle.

Pour donner plus de poids à cette atmosphère «bordélique», Marion Poppenborg a décidé de placer cette triste équipe «sous un pont». «J’ai voulu pousser la pièce un peu plus loin. À mes yeux, ce n’était pas forcément intéressant de rester dans le milieu et l’atmosphère irlandais.» À côté d’un meuble – seul vestige, peut-être, d’une ancienne vie entre quatre murs – et devant un graffiti, le quatuor jure et s’invective à foison.

«Par ce choix, note-t-elle, je comptais montrer qu’ils n’étaient pas abrités, en somme, pas protégés pour affronter un tel monde. Certes, ils essayent de se défendre, se font beaucoup de mal mais s’accrochent malgré tout les uns aux autres.» Tel est donc l’objet de L’Ouest solitaire, se moquer de tout ce qui pousse au repli sur soi-même : l’obsession identitaire, les dogmes religieux, la peur de perdre, la peur d’oser, fût-ce au risque de se perdre. En un mot, tout ce qui nous enferme dans notre carapace, nous évite de vivre pleinement.

D’ailleurs, quand la jeune Girleen se confie au curé, elle dévoile la trame de la pièce. «Elle lui dit qu’elle traîne dans des cimetières et entend des morts qui chuchotent : « Va », « agis », « échappe-toi », « ne te fais pas embobiner »…» Finalement, concède Marion Poppenborg, le triptyque de Martin McDonagh (avec Le Crâne de Connemara) évoque et analyse le «désir inaccompli». Elle conclut avec une métaphore tout en justesse. «Quand on regarde l’horizon, il est vide. Mais mieux vaut marcher vers lui que de rester, immobile, les pieds dans la merde…»

Grégory Cimatti

TOL – Luxembourg.

Ce jeudi soir et mercredi, mais aussi les 21, 23, 24, 29 et 30 juin à 20 h 30. Les 1er, 5, 6, 7, 12, 13 et 14 juillet, toujours à 20 h 30.