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[Théâtre] «Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout» : l’amour en toutes lettres


Sur scène, les cinq comédiens, qui jouent chacun plusieurs personnages, interprètent également la bande-son conçue par Thomas Gendronneau.

Une histoire d’amour oubliée fait naître une pièce transdisciplinaire, transfrontalière et transhistorique. Laurent Delvert et Nathalie Ronvaux signent Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout, un «appel à résister par l’amour».

C’est l’histoire d’une découverte inattendue, familiale, intime, qui a ouvert la porte à un grand projet sur l’amour. «Une petite histoire dans la grande histoire», résume simplement Nathalie Ronvaux, coautrice de Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout, dont la première se tiendra demain au théâtre des Capucins. Une histoire vraie, en tout cas : celle de Gisèle et Henri, qui ont traversé une guerre mondiale avant de réaliser pleinement leur amour. Les grands-parents du coauteur et metteur en scène Laurent Delvert «se sont rencontrés en 1938 et mariés en 1945», explique-t-il. Entre ces deux dates, il y a eu «une amitié qui est devenue une histoire d’amour». «Mon grand-père est parti sur le front en 1939, puis (…) arrêté et envoyé en stalag, où il est resté 58 mois avant de revenir et d’être démobilisé.» Pendant cinq ans, éloignés par le conflit, ils s’écrivent et promettent de s’attendre.

Le récit, par nature romantique, donne lieu à un spectacle d’envergure traversant les époques, les formats et les niveaux de jeu, dans un grand «va-et-vient entre l’amour universel et l’amour singulier, le grand amour relationnel et la difficulté de pouvoir vivre en paix», raconte Laurent Delvert. «C’est un appel à la résistance par l’amour.» Par l’art, aussi.

Le concepteur du projet a fait mûrir l’idée d’un spectacle pendant «quinze ans», après l’émotion de la découverte d’une boîte à chaussures dans les affaires familiales. «Une toute petite boîte qui renfermait d’immenses trésors» : des lettres échangées durant la guerre, des photos, des documents, jusqu’à «une fleur séchée» cueillie dans ce stalag autrichien, gardée précieusement dans un carnet et restée intacte. «Tout ça m’a donné envie de faire un spectacle de cette histoire-là», dit le metteur en scène qui a peu connu Gisèle et Henri, «morts dans un accident de voiture» alors que leur petit-fils était encore enfant.

Coécriture «en continu»

Toi, moi, nous… marque ainsi une nouvelle étape dans la «fidélité» que lui accordent les Théâtres de la Ville de Luxembourg, par lesquels il est souvent passé, et qui souhaitaient produire avec lui un nouveau projet. «J’en ai proposé plusieurs, sans penser que celui-là intéresserait particulièrement», glisse Laurent Delvert. Pour une raison simple : «Je rêvais d’écrire un spectacle, mais je n’avais jamais fait ça.» C’est Anne Legill, directrice adjointe des Théâtres de la Ville, qui lui a proposé de rencontrer Nathalie Ronvaux. L’autrice luxembourgeoise de Moi, je suis Rosa! et La Vérité m’appartient note que «beaucoup de (ses) travaux ont un lien avec la Deuxième Guerre mondiale» – naturellement, celle qui travaille sur les parcours de mémoire et base ses pièces sur des enquêtes a immédiatement été séduite par l’histoire de la boîte à chaussures, plus émue encore quand elle a «sorti, objet après objet», ce qu’elle contenait. «C’est la vie de gens sous forme de papier : bien sûr qu’on a envie de les faire revivre!»

S’est ensuivi un travail d’écriture à deux, qui nécessitait avant tout, selon Nathalie Ronvaux, d’«apprendre à se connaître, de comprendre le langage de l’autre». Ainsi, un «travail de maïeutique», qui a amené le metteur en scène à se livrer sur sa vie : «C’était mon enquête pour ce projet», résume sa coautrice. Plus concrètement, Laurent Delvert, très touché par «le rythme et la poésie» qu’il a pu lire dans les précédents textes de Nathalie Ronvaux, raconte être «parti avec l’architecture (qu’il a) fantasmée avec toutes ces années passées à rêver à un spectacle», mais aussi «de ce que Nathalie pouvait amener de tendre, de poétique, de violence dans l’écriture, d’âpreté, d’économie de mots» pour raconter cette histoire complexe, où la substance réelle des échanges épistolaires se mêlent à un «double de fiction» du coauteur lui-même, dont les questionnements intimes évoluent avec le temps, ainsi qu’à l’espace musical, créé en live, le tout sous le contrôle d’un narrateur omniscient.

Pour parvenir à la version finale de la pièce, il aura donc fallu un «travail d’écriture en continu» : trois résidences au Théâtre des Quartiers d’Ivry, en région parisienne, des sessions d’écriture chacun de son côté avant d’«échanger les scènes», et un gros travail de réécriture au mois d’août dernier. Aujourd’hui, Nathalie Ronvaux et Laurent Delvert l’avouent, «le texte est passé tellement de fois dans nos mains qu’on ne sait même plus dire qui a lancé une première idée, un premier texte, un premier fragment». Pour un duo qui, il y a deux ans encore, espérait «trouver un manuel du type La Coécriture pour les Nuls», la mission est accomplie.

La musique comme «personnage»

Réflexe de metteur en scène, Laurent Delvert a très vite ressenti le «besoin de spatialiser» et «d’imaginer concrètement le dispositif» scénique. Et conjurer le manque de lettres de Gisèle – «quatre ou cinq» sur la cinquantaine sorties de la précieuse boîte – par un instrument de musique, le violon, qu’elle pratiquait en amateur. «Pouvoir lui permettre de répondre à Henri, non pas par les mots, mais par des notes, ça donnait déjà un spectacle musical.» Fort d’un CV impressionnant (il assiste régulièrement Ivo Van Hove, Denis Podalydès, Thomas Ostermeier, Éric Ruf ou Tiago Rodrigues, assurant souvent les reprises de leurs pièces), Laurent Delvert a imaginé une idée qui a fait du chemin. Celle d’une musique qui s’impose comme un autre niveau de jeu pour harmoniser l’ensemble, et qui «puisse jaillir directement des comédiens». Une autre double difficulté a été de trouver une distribution qui soit capable de jouer à la fois texte et musique et d’imaginer cette scène noire qui ressemble «davantage à une scène de concert qu’à une scène de théâtre», «pleine de subtilités mais qui aimerait ne pas exister», si ce n’est pour les comédiens-musiciens qui l’occupent.

«C’est presque un personnage à part entière», juge pour sa part Thomas Gendronneau, concepteur de la partition musicale : «La musique est aussi présente et aussi importante que la parole – donc, que l’histoire.» Celui qui, dans un premier temps, a «créé, enregistré, imaginé» seul la musique, s’est rapidement retrouvé dans «un travail constant avec l’équipe». Lors des répétitions, le travail de mise en scène a donc été réparti «à part égale» entre le compositeur, qui assurait en matinée le travail sur la musique, et le metteur en scène, qui reprenait la main l’après-midi. «Je me suis senti comme un chef d’orchestre», dit Thomas Gendronneau, issu de la musique «pop, rock et chanson française», et qui composait là «pour la première fois» pour un violon. Sur Toi, moi, nous…, son travail a renforcé le côté «organique» de la pièce, en accompagnant les prestations musicales d’Eugénie Anselin (violon), Jeanne Berger (batterie), Ariane Dumont-Lewi (clavier), Stéphane Daublain (guitare) et Nicolas Kowalczyk (basse) qui, à la manière d’un chœur grec 2.0, sortent de leurs personnages multiples pour dévoiler la bande originale d’une histoire incomplète.

«Cosmopolite organisé»

En définitive, la pièce, jouant sur les changements d’époque et les différents personnages interprétés par les mêmes comédiens, exprime la «volonté» de Laurent Delvert de «parler du monde d’aujourd’hui et de son évolution». Les coauteurs étant nés la même année, à la fin des années 1970, à quelques semaines d’écart, ils y voient «aussi le manifeste d’une génération qui prend conscience de sa façon d’être impactée par le système et de l’alimenter en retour, en participant à cette hyperstimulation constante», analyse Nathalie Ronvaux. Mais le duo réfute tout «fantasme nostalgique» et toute «condamnation absolue de notre temps». Plutôt, il dresse un constat. Engagé, certes, d’abord grâce à la simple existence d’une équipe partagée entre Luxembourgeois, Belges et Français – un «cosmopolite organisé» qui «est cher» au cœur de Laurent Delvert. Mais aussi pour ce que raconte la création vidéo de Céline Baril, autre aspect essentiel de la pièce, qui incarne, selon le metteur en scène, «un contrepoint pour raconter notre monde, que l’on vit à travers les écrans». Voilà un tourbillon amoureux et politique d’une heure et demie qui submerge, questionne, émerveille, et qui, démarrant à la veille d’une guerre mondiale, semble plus que jamais actuel.

Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout,
de Laurent Delvert et Nathalie Ronvaux.

Première demain, à 19 h 30.
Jusqu’au 30 octobre.
Théâtre des Capucins – Luxembourg.