Avec Terres arides, Ian De Toffoli affronte la radicalisation et le militantisme jihadiste de jeunes Européens qui partent faire la guerre en Syrie.
Presque un an jour pour jour après l’inauguration du cycle «Les Agitateurs», le théâtre du Centaure présente le deuxième projet de ce cycle… au Kinneksbond, les mesures sanitaires ayant eu raison de l’accueil du public dans le théâtre du centre-ville de Luxembourg. Alors qu’il présentera début février, toujours à Mamer, son Monologue de la vieille reine, dans lequel la souveraine d’un petit pays pas si fictif que ça réfléchit à sa gestion de l’état d’urgence après que son pays a été frappé par un virus mortel, c’est un autre sujet d’actualité qu’affronte Ian De Toffoli avec Terres arides : la radicalisation et le militantisme jihadiste de jeunes Européens qui partent faire la guerre en Syrie.
L’histoire, on la connaît : elle est pratiquement la même pour les centaines, voire les milliers, de jeunes radicalisés en France, en Belgique ou au Royaume-Uni. C’est surtout celle du seul cas luxembourgeois, Steve Duarte, ici simplement cité sous son initiale S., comme pour souligner qu’il est loin d’être un cas isolé. C’est aussi, en parallèle, le récit de voyage d’un journaliste du Grand-Duché en Syrie pour rencontrer S., détenu dans une prison kurde, avec, comme point d’orgue, une recréation de leur entretien pour la télévision luxembourgeoise.
« Ce soir, nous allons dire certaines choses qui seront difficiles à entendre »
Sur scène, les deux comédiens Luc Schiltz et Pitt Simon brisent le quatrième mur dès les premières secondes. On ne sait pas très bien si la pièce commence dès leur entrée sur les planches, d’ailleurs. «Ce soir, nous allons dire certaines choses qui seront difficiles à entendre», préviennent-ils en guise d’avant-propos. On nous promet bel et bien d’être agités, et il y a de quoi : le sujet évoqué reste très délicat, en particulier après une année 2020 où, en France, Emmanuel Macron a fait de la lutte contre le jihadisme une priorité, juste derrière la gestion de la crise sanitaire.
Sans costumes ni maquillage, et avec une mise en scène et des accessoires réduits au plus strict nécessaire, les comédiens délivrent le texte dans la tradition du théâtre de narration. On pense notamment à la fameuse Histoire du tigre de Dario Fo, qui offrait elle aussi un regard sur le terrorisme avec, pour contexte historique, la Chine de Mao. De Toffoli s’applique à tenter de mettre en lumière une guerre complexe, avec ses nombreux enjeux, territoires conquis, perdus, reconquis, et les failles du régime de Bachar al-Assad. C’est la porte d’entrée nécessaire à la petite histoire, sans pour autant réfuter que le processus accéléré de recontextualisation risque de perdre quelque peu le spectateur.
Quand elle arrive au cœur du sujet, la pièce invite le spectateur à emprunter des chemins imprévus et pas forcément balisés. C’est notamment le cas lorsque les deux narrateurs en viennent au passé de rappeur du jihadiste, dont la qualité du texte et de l’instrumental a de quoi tuer une seconde fois 2Pac et Biggie et appeler à l’insurrection tout amateur du genre, mais c’est sur le contenu, un discours à peine maquillé sur la lutte armée, que Ian De Toffoli veut orienter l’écoute. Et, comme il le fait brillamment tout au long de la pièce, il soulève les questions pertinentes sans les poser, à travers l’usage de remarques a priori anodines. Ici, on apprend par exemple que le titre en question est disponible sur les plateformes de streaming : qui, dès lors, en perçoit les droits (plus par principe que pour les retombées économiques) ? Quelle valeur morale la présence d’un tel morceau a-t-elle, à l’heure où les plateformes tendent à retirer ou censurer les morceaux de Freeze Corleone ou R. Kelly, pour les raisons que l’on connaît ?
Ian De Toffoli ne mâche pas ses mots. Le spectateur était prévenu, et c’est le coup de génie de l’auteur
Les réflexions sont riches, précises et forment un compendium exhaustif des questionnements qu’il est pertinent d’avoir, en tant que citoyens européens vivant dans un État de droit, à propos d’un tel cas. Le pays a la responsabilité d’assumer que le jihadiste s’est radicalisé au Luxembourg. Outre les obstacles politiques et juridiques qui existent – S., bien que résident luxembourgeois, ne possède qu’un passeport portugais –, le questionnement éthique est de savoir si S. ayant exprimé le souhait de revenir au Grand-Duché et d’assumer les conséquences de ses actes (qu’il le dise ou pas avec honnêteté), le pays doit faire face à ses obligations et le juger devant un tribunal pénal international, ou continuer, comme il l’a fait jusqu’à présent, à s’en laver les mains et essuyer sans pression la menace d’une possible exécution sans procès, à l’autre bout du monde.
Voilà qui est puissant; Ian De Toffoli ne mâche pas ses mots. Le spectateur était prévenu, et c’est le coup de génie de l’auteur, qui casse le long récit à trois points de vue (celui du journaliste, du jihadiste et une approche plus générale, historique et géopolitique) pour mieux faire mouche grâce à des idées qui alertent. Avec, comme moralité, que le Luxembourg, un pays supposément stable, est, sur de nombreux points, une terre aussi aride que les déserts syriens.
Valentin Maniglia