Avec « La Folle de Grace », Carole Lorang et Mani Muller remettent le thème de la famille, terreau, selon eux, de pulsions narcissiques le plus souvent destructrices, au cœur de leur nouvelle création.
« La Folle de Grace », ou quand un personnage excessif précipite son entourage dans un monde sans repères… et dans la destruction. (Photo : Mani Muller)
On ne compte plus les collaborations entre Mani Muller et Carole Lorang, même si cette dernière évoque « une bonne vingtaine de spectacles », parmi lesquels Weird Scenes Inside the Gold Mine et Tout le monde veut vivre (2011), sans oublier le plus récent, La Maison de Bernarda Alba (2013). Un duo, donc, habitué à travailler en synergie et à quatre mains, comme c’est encore le cas pour cette nouvelle pièce, La Folle de Grace, abordée comme un « work in progress ». « Elle a évolué au fil des répétitions. C’est un véritable travail en avancée. »
Pour preuve, Mani Muller a encore, il y a peu de temps, « coupé dans son texte et réécrit certaines choses », prenant en compte les remarques de l’équipe et ce qui se passait sur scène avec les comédiens. Ainsi, c’est dans un intérieur bourgeois, avec canapé et grand escalier, que l’on retrouve des visages de la compagnie du Grand Boube (Pitt Simon, Bach-Lan Lê-Ba Thi, Denis Jousselin), accompagnés par Anne Lévy, actrice française qui incarne Paule, mère de famille obsédée par Grace Kelly.
À l’image de leur dernière adaptation pour le Grand Théâtre – celle du drame de Federico García Lorca, un huis clos glaçant dans lequel une génitrice impose ses névroses et entêtements à ses cinq filles célibataires – cette création plonge, une fois encore, au sein d’une famille guidée par le narcissisme d’un de ses membres. « C’est un sujet sans limites, explique la metteuse en scène. Ne serait-ce que par les valeurs que la famille nous lègue, dont on essaie parfois de s’affranchir. » Même si avec La Folle de Grace, l’idée tend plutôt vers le chaos. « Le principe est de se pencher sur un personnage dont la force et la présence mènent tous les autres vers la catastrophe. »
> Frank Sinatra dans les rêves
Ainsi, Paule voue un culte à Grace Kelly – « l’image de la femme parfaite, celle de l’actrice devenue princesse » – découverte en visionnant un film d’Hitchcock lorsqu’elle était enfant, et en qui elle se retrouve absolument : même goût naturel pour l’élégance et passion commune pour la bonne éducation des enfants. Sans oublier leur triste vie conjugale : toutes les deux, en effet, sont passées à côté du bonheur. De son côté, sa fille Caroline s’éprend de Teddy, un beau parleur sans le sou, que la mère adopte malgré les intentions cupides du garçon, car elle est convaincue d’accueillir dans le giron familial un jeune Frank Sinatra – dont Grace refusa jadis les avances. Ajoutez à cela un mari, Bernard, fraîchement à la retraite, privé d’un coup de ses économies, et voilà les bases d’une « tragicomédie » posées.
Autant dire que cela va remuer sévère, surtout quand on apprend que Mani Muller a développé son texte en égrenant les faits divers dans les journaux – « où l’on trouve beaucoup d’histoires de famille qui se terminent mal », dixit la metteuse en scène – dont celui « d’une jeune fille, manipulée par son compagnon, qui maquille le meurtre de ses parents en accident de voiture et cela pour toucher l’assurance ». Et comme Grace Kelly est elle-même décédée dans un accident de la route, le rapprochement était tentant… Paule, « insatisfaite », va donc mener les siens à sa perte, entraînée par ses délires, imaginant même une amitié par-delà la mort avec la star américaine. « Elle rêve d’Hollywood et vit par procuration, précise Carole Lorang. Elle trouve tout le temps des parallèles avec son idole, quitte à s’accrocher à des théories complètement folles. Même Frank Sinatra apparaît vraiment dans ses rêves ! »
Si la présence de ce dernier dans la pièce sera juste suggérée par la musique, les fantasmes de la génitrice vont plonger sa maison – et le public – dans un monde sans repères, où l’on passe du ridicule à l’inquiétante étrangeté, de l’absurde au tragique. « Oui, à la fin de la pièce, il y a de quoi s’interroger sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. » Au passage, Mani Muller en profite pour mêler à sa vision sur l’irrésistible mécanique de destruction dans laquelle est entraînée une société – même réduite comme la famille – la question de la fascination pour les icônes dans notre société où « tout le monde rêve d’être une star ».
De notre journaliste Grégory Cimatti
Théâtre des Capucins – Luxembourg.
Vendredi, ainsi que les 10 et 13 février à 20h.