Première pièce du cycle «Les agitateurs» pour un théâtre spontané, réfléchi, qui aborde avec allant l’actualité sous toutes ses formes. Entretien avec les deux metteurs en scène qui s’y sont collés.
Sur scène, surplombant les comédiens, une horloge, et pas n’importe laquelle : celle de la fin du monde qui affiche, depuis 2018, deux minutes avant minuit – selon elle, une catastrophe mondiale est aussi probable qu’en 1953, lors des essais de la bombe à hydrogène en pleine guerre froide.
Comme dans la célèbre BD d’Alan Moore Watchmen, Jacques Schiltz et Claire Wagener usent de l’allégorie pour rappeler que les temps sont douloureux : montée du populisme, tensions diplomatiques, apathie politique, crise environnementale… Devant ce désespérant état des lieux, quelle aide le théâtre peut-il donc apporter?
La semaine prochaine, avec le tout nouveau cycle – nommé «Les agitateurs» et imaginé par le Centaure –, les deux metteurs en scène, leurs comédiens (Marc Baum, Elsa Rauchs) et un musicien (Jean Bermes) apporteront leurs réflexions sur l’actualité à travers un spectacle (À la recherche des temps modernes) aux formes multiples et libres. Un théâtre «responsable» qui compte ouvrir la discussion et les esprits. Explications.
Comment vous êtes-vous retrouvés au cœur de ce nouveau cycle?
Jacques Schiltz : L’idée des « agitateurs » est venue de Myriam Muller (NDLR : la directrice du Centaure) qui nous a demandé de créer un spectacle sur l’actualité. En très peu de temps d’ailleurs!
Claire Wagener : Le Centaure a l’habitude de programmer des pièces contemporaines, mais là, il va plus loin en proposant à des metteurs en scène de ne pas se baser sur un texte déjà existant mais, au contraire, que celui-ci se construise au fil des répétitions.
Comment avez-vous procédé?
J. S. : Même s’il s’agit d’actualité, on s’est d’abord basés sur des textes que l’on aimait bien, plus classiques, plus anciens. Il fallait trouver un rapport entre ces derniers et ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. En somme, une forme de recontextualisation.
C. W. : Voire une adaptation pour certains d’entre eux (elle rit).
J. S. : On trouvera ainsi des citations de Molière tout comme le discours à l’ONU de la jeune militante écologique Greta Thunberg.
On ne voulait pas aller vers le théâtre documentaire. Mais plutôt travailler autour d’un ressenti
L’actualité, c’est une vaste thématique. Se l’approprier, est-ce un saut dans le vide pour des metteurs en scène comme vous?
C. W. : Tout à fait. Il fallait absolument trouver la forme de la pièce, sachant que l’on ne voulait pas aller vers le théâtre documentaire. Mais plutôt travailler autour d’un ressenti, d’un sentiment, d’une émotion qui sont liés à différents situations auxquelles on peut être confrontés aujourd’hui.
J. S. : C’est vrai, il y a un tas de spectacles qui essayent d’expliquer le monde, d’explorer les liens entre les événements. Nous, on a pris un chemin, disons, différent.
À quoi cela va-t-il donc ressembler?
C. W. : On plonge trois personnages dans différentes situations et on les voit agir dans cet espace-là, sans véritable structure narrative.
J. S. : Ce ne sera pas un type particulier de théâtre, mais plusieurs. Par exemple, on y ajoute de la musique, jouée en direct par le pianiste Jean Bermes. À notre manière, on va nous aussi fêter l’année Beethoven!
À quelles thématiques touche-t-on, sans trop en dévoiler?
C. W. : Ça va surtout parler de comment les gens communiquent, se retrouvent, se loupent… Sans oublier cette notion inhérente d’isolement.
J. S. : Dans ce sens, il sera aussi question des médias, des réseaux sociaux, des fake news…
Est-ce un sujet qui vous touche?
C. W. : Oui, de nos jours, il y a un trop-plein de communication qui, paradoxalement, nous amène à ne plus véritablement communiquer. On se sent parfois très loin et aliénés aussi vis-à-vis de tout cela.
Et les agitateurs dans tout ça?
J. S. : Oui, on s’est questionnés sur le nom pour savoir si un agitateur est perçu positivement ou négativement aux yeux de la société.
Mais le théâtre, par son essence même, n’est-il pas lui-même un agitateur, un lanceur d’alerte?
C. W. : Le théâtre, à mes yeux, est surtout un lieu où l’on change de perspective par rapport à des sujets déjà expliqués par les médias et que l’on semblait pourtant bien connaître. Il ouvre d’autres dimensions par le jeu, par l’esthétique…
J. S. : Personnellement, je ne crois pas aux spectacles qui ont la prétention d’instruire les gens. Aller dans telle ou telle direction, voter pour telle ou telle personne, je n’y crois pas! L’important, selon moi, c’est d’ouvrir les esprits et, à long terme, peut-être, de changer les spectateurs… et les artistes aussi!
Le théâtre est un lieu où l’on change de perspective par rapport à des sujets déjà expliqués par les médias
Pensez-vous qu’il y avait un risque de tomber dans cette forme théâtrale convenue comme l’est le spectacle politique, de presse même?
J. S. : Naturellement, on n’est pas tombés dans ce piège-là car notre approche de départ était tournée vers l’emprunt de textes plus poétiques que politiques. Et même s’il y en a, ce n’est pas leur but premier.
L’accent a-t-il alors été mis sur le travail collectif, l’écriture de plateau?
C. W. : Oui, c’est un travail collectif. Malgré la préparation en amont, on voulait que tous s’investissent dans la création. Chaque comédien, à travers le rôle qu’il joue, peut apporter les éléments qui lui sont importants.
J. S. : Dans ce sens, il y a eu de belles discussions, notamment sur les textes proposés au départ. Certains sont ainsi passés à la trappe. Ce qu’on apporte comme matière doit résonner avec les envies des comédiens et du musicien. Sinon, ça ne tient pas!
Se sont-ils pris au jeu?
C. W. : Ils étaient préparés à cela, vu que c’était l’idée même de ce nouveau projet. Rien ne devait être trop fixe, scellé dans le marbre. Oui, ils savaient à quoi s’attendre. Et ça leur a plu de prendre part aux débats et aux recherches durant les répétitions. Ils sentent que tout est ouvert. Cette liberté d’implication, c’est quelque chose de motivant.
Avoir sous la main un comédien comme Marc Baum qui, par ses activités politiques parallèles, s’intéresse de près aux problématiques contemporaines, est-ce une chance?
C. W. : C’est vrai. Avoir son point de vue politique, comme social et artistique, c’est une chance. Après, chacun a apporté, avec sa sensibilité et son expérience, ce qui lui tient vraiment à cœur.
À quoi doit s’attendre le public?
J. S. : À un medley qui offrira plusieurs styles de théâtre, de musique, de textes, de jeu… On espère que ce sera divertissant, même si je n’aime pas ce mot (il rit).
C. W. : Disons que ce ne sera pas écrasant. Si on parle de choses sérieuses, autant chercher à les rendre les plus légères possible.
Entretien avec notre journaliste Grégory Cimatti
Théâtre du Centaure – Luxembourg. Première le 28 janvier à 20 h. Jusqu’au 11 février. www.theatrecentaure.lu
Le concept des «agitateurs»
Ce nouveau cycle, inauguré donc par Jacques Schiltz et Claire Wagener, s’étendra sur trois saisons avec, à chaque fois, un artiste ou un collectif différent – qui bénéficieront d’une totale carte blanche sur les thèmes abordés. Il s’agit de rapprocher l’actualité du spectateur, réduire le temps entre cette actualité et la scène mais également entre l’idée artistique et sa réalisation. Vers qui se tourner pour témoigner de notre époque? Le pari audacieux du théâtre du Centaure sera d’essayer chaque année de répondre à cette question. Chaque collectif artistique par sa vision des temps présents tentera d’apprivoiser notre réalité lors d’un voyage théâtral vers l’inconnu. À vif et sans filtre.