À 83 ans, Sami Frey est sur scène à Paris pour la lecture de Un vivant qui passe, texte foudroyant de Claude Lanzmann. Tout simplement ce qui se fait de mieux cet automne sur les scènes françaises.
Il se lève de sa chaise, immensément droit. Il esquisse un penchement de corps vers le public. Peu avant, il a lu : «Et ils l’ont tué quelques jours plus tard, précisément, à la petite forteresse, Kleine Festung, d’une balle dans la nuque. Mais c’est déchirant, comme texte.» Pendant un peu plus d’une heure, Sami Frey, 83 ans, a lu Un vivant qui passe, un texte de Claude Lanzmann, au théâtre de l’Atelier, à Paris. C’est l’événement théâtral parisien de cet automne. Parce qu’on est loin des lectures prétentieuses de certains, vibrionnantes d’autres.
À l’Atelier, le directeur confie à une poignée de spectateurs : «Ici, Sami Frey est chez lui. Il vient quand il le veut et je lui dis toujours oui à ce qu’il souhaite présenter.» En février 2019, le comédien y avait joué, seul en scène, un texte de Samuel Beckett : Premier amour. En cet automne, il est revenu pour 30 représentations exceptionnelles, dans tous les sens du terme. De sa voix chaude et ronde, il lit donc le texte de Claude Lanzmann paru en novembre 1997. Alors qu’il tournait son film-testament Shoah, Lanzmann avait rencontré en 1979 Maurice Rossel, citoyen suisse délégué à Berlin du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) pendant la Seconde Guerre mondiale. À ce titre, il se rendit à Auschwitz dès 1943 puis «inspecta», en accord avec les autorités allemandes, le «ghetto modèle» de Theresienstadt en juin 1944. À aucun moment, le délégué du CICR ne prendra conscience du piège que lui a tendu le régime nazi, abusé qu’il fut par la mise en scène…
Avant et durant les représentations de cette lecture, Sami Frey n’a accordé aucun entretien. Quand il a fini la lecture, il se lève, esquisse un salut. Le rideau – de fer – se baisse, il disparaît et la salle est plongée dans un fonds musical crissant et entêtant, le bruit des roues des convois menant aux camps de déportation et d’extermination, ce même fonds musical qui avait accueilli, une heure plus tôt, les spectateurs s’installant dans la salle. Aucun entretien avec les médias, parce que ce texte, cette interview de Rossel par Lanzmann résonne directement sur la vie personnelle de Sami Frey.
Né à Paris, son père, Mendel Frei, et sa mère, Perla Wolf, étaient des Juifs polonais immigrés en France. Sa langue maternelle est le yiddish. Le père meurt à 27 ans en 1939; la mère sera arrêtée, déportée en 1942 et mourra à Auschwitz. Sami Frey a passé une partie de son enfance et de son adolescence en Eure-et-Loire puis à Rodez, dans l’Aveyron, où il se réfugia avec ses proches après qu’un médecin scolaire découvrit qu’il était juif.
Tel un fonctionnaire sorti d’un livre de Franz Kafka, dans un décor minimaliste – une table, une chaise, une tasse… –, Sami Frey commence la lecture : «J’ai réalisé Un vivant qui passe à partir d’un entretien que Maurice Rossel m’avait accordé en 1979, alors que je tournais Shoah…» Il poursuit, dans les mots de Rossel : «Maintenant octogénaire, je ne me souviens plus très bien de l’homme que j’étais alors. Je me crois plus sage ou plus fou, et c’est la même chose. Soyez charitable, ne me rendez pas trop ridicule.»
Éclairé par une simple lampe sur le côté, Sami Frey a le ton froid, quasi monocorde
Éclairé par une simple lampe sur le côté, Sami Frey a le ton froid, quasi monocorde. L’horreur est palpable, les spectateurs sont immobiles, tétanisés, hypnotisés par cet homme qui, à 17 ans, était promis au métier de tailleur, par cet acteur qui a joué au théâtre les plus grands textes – dont Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute, ou encore, juché sur un vélo immobile, Je me souviens de Georges Pérec – et tourné au cinéma avec le «must» des réalisateurs. Il restera à jamais le David de César et Rosalie, le film de Claude Sautet. Pour la lecture foudroyante de Un vivant qui passe, Sami Frey a opté pour le dépouillement poussé à l’extrême. C’est cinglant, bouleversant. Perturbant. Et on ne remerciera jamais assez cet acteur immense, l’un des plus grands du théâtre de France, de porter haut le devoir de mémoire. Pour que plus jamais la bête immonde avec ses chemises brunes ne s’impose…
Serge Bressan
Un vivant qui passe, de Claude Lanzmann.
Théâtre de l’Atelier – Paris.