THEÂTRE- Les «love dolls», poupées à taille humaine, seront-elles à l’origine de la fin de la civilisation ? C’est l’une des questions qu’explore le dramaturge et metteur en scène français Olivier Lopez dans sa nouvelle pièce, Rabudôru, poupée d’amour, ce soir au Kinneksbond de Mamer.
Dans Monique (de Valérie Guignabodet, 2002), Albert Dupontel tombait amoureux d’une poupée en silicone plus vraie que nature. Vingt ans plus tard, la «love doll» a aujourd’hui dépassé la frontière de la fiction et du Japon, où, sous le nom de «rabudôru», elle a été un véritable phénomène. C’est justement le sujet de la pièce homonyme d’Olivier Lopez, jouée ce jeudi soir pour une deuxième et dernière représentation au Kinneksbond. Le dramaturge et metteur en scène raconte la mobilisation de salariés d’une fabrique de jouets pour enfants qui, pour se sauver de la faillite, décide de se reconvertir dans la poupée grandeur nature, qui a vocation à accompagner la solitude masculine…
Créée en novembre dernier à la Comédie de Caen alors que les théâtres en France sont fermés depuis vingt semaines, Rabudôru, poupée d’amour est jouée à Mamer pour la première fois devant un public, après l’élaboration d’une version «ciné live stream» qui a rencontré un franc succès. «C’est un jour de première!», exultait hier Olivier Lopez en ouverture de notre entretien, quelques heures avant la première représentation qui affichait complet. «Enfin, de deuxième première, mais de première quand même.» L’important est de conjurer le sort difficile que l’on traverse en ces temps de crise, assure-t-il, en particulier pour les artistes et professionnels de la culture. «Quand je demande à des collègues de théâtre si ça va, tout le monde est en grande dépression. Mais ce n’est pas parce qu’on ne peut pas faire comme d’habitude qu’il faut s’arrêter», affirme le metteur en scène.
Dans l’ambiance café-théâtre instaurée au Kinneksbond, la pièce est jouée devant un public «assis sur des fauteuils et des canapés, autour de petites tables… C’est particulier, mais je suis vraiment content que ça arrive. On dirait qu’on a téléporté les gens depuis leur salon. Je trouve ça très beau.» De quoi redonner de l’espoir, car, de l’aveu d’Olivier Lopez, «je ne crois pas que la « love doll » nous sauvera» de la dépression.
Comment avez-vous rencontré les « love dolls » au cœur de votre pièce, Rabudôru?
Olivier Lopez : J’ai découvert, de manière un peu fortuite, l’existence de ces objets, et ça m’a fasciné. Je me suis aperçu que des hommes achetaient ces poupées et construisaient leur vie autour d’elles. Puis j’ai découvert que beaucoup de celles vendues en Europe étaient fabriquées en France. C’est un phénomène marginal mais appelé à un avenir radieux avec les évolutions technologiques dont la science-fiction nous abreuve régulièrement. C’est un vrai objet de théâtre : une grande marionnette à taille humaine. Dramatiquement, c’est intéressant, et je voulais former un récit autour de cet objet, qu’on a quand même réussi à inventer, construire et distribuer! Ceux qui les fabriquent travaillent sur l’intelligence artificielle, la robotisation… Le futur Microsoft est peut-être aujourd’hui chez un fabricant de « love dolls ». Quand la technologie sera opérationnelle, tout notre schéma de société va exploser. Certains pensent même que ça va amener la civilisation à sa fin, puisqu’on n’aura plus besoin d’être deux pour faire l’amour ni pour aimer. C’est un objet très anecdotique, assez sulfureux et qui pose des questions philosophiques et métaphysiques assez inouïes. Ça fait un bon sujet de spectacle, non?
C’est surtout un vrai phénomène au Japon, et le Japon a toujours dix, quinze ou vingt ans d’avance sur le reste du monde…
(Il rit) C’est justement ce que dit un personnage de la pièce : « Ça marche au Japon, ça va forcément cartonner en Europe! » Ce qui est intéressant, c’est qu’au Japon, l’objet n’avait à l’origine pas la même fonctionnalité : il était censé permettre à de jeunes hommes de s’habituer au corps féminin. Puis la poupée est devenue un objet de contre-culture qui permettait à ces hommes de défier le schéma traditionnel du travail et du mariage pour vivre autrement. En France, c’est différent : on trouve des hommes d’un certain âge déçus de la vie maritale, qui s’achètent une « love doll », puis deux, puis trois, et ils finissent entourés de poupées et s’occupent de ces corps inertes… C’est complètement dingue!
Le propre de cet objet, qui se veut hyperréaliste, est-il en réalité d’éveiller les émotions de celui qui l’achète, à la différence de la poupée gonflable classique dont l’usage est strictement sexuel?
Effectivement, c’est plutôt un objet à la dimension émotionnelle et sentimentale plutôt qu’un truc purement sexuel. La « love doll », très vite, on l’humanise. C’est le propre de l’humain, d’anthropomorphiser tout ce qui nous entoure, mais elles nous ressemblent tellement qu’on est obligé de le faire.
Après une première avortée en avril 2020, le spectacle a été créé en novembre sous la forme d’un « ciné live stream », où tout le dispositif théâtral a été repensé. Il existe donc une version théâtre et une version streaming de la pièce. Les deux peuvent-elles coexister en même temps?
On ne l’a jamais fait encore, mais techniquement oui. (Au Kinneksbond,) on joue la version théâtre, mais on peut ajouter des caméras sur le plateau et en salle, pour proposer en même temps une version numérique. Ce ne sera pas le cas. On s’aperçoit que les responsables de programmation, lorsqu’ils peuvent accueillir du public, s’en tiennent à la dimension théâtrale du projet. D’autres, comme au Havre, où on joue la semaine prochaine sans public, se raccrochent forcément au streaming.
Le moment de faire des expériences
De même que la « love doll » fait entrer l’amour dans un âge futuriste, le « live streaming » deviendra-t-il, demain, l’évolution du théâtre?
Ce que je me suis dit, c’est que c’était le moment de faire des expériences. Est-on en train d’inventer un théâtre 2.0? Très honnêtement, je n’en sais rien. On est en train d’affronter l’époque qu’on traverse, de trouver des solutions pour continuer à travailler, à rencontrer du public… Le numérique peut être une solution pour aller à la rencontre, par exemple, de personnes en situation de handicap, qui ne peuvent pas se déplacer, ou qui ne vont pas beaucoup au théâtre. Là, il y a une possibilité d’élargir l’audience des représentations.
Ce qu’on fait là, on n’aurait pas pu le faire il y a cinq ans. En utilisant les outils à notre disposition dans l’époque qu’on traverse, on a rendu ça possible avec un résultat assez bluffant, techniquement parlant. La crise qu’on traverse a mis en lumière cette dimension numérique, mais elle ne va pas remplacer le geste théâtral. L’un des fondamentaux du théâtre, c’est l’immédiateté, le fait d’être en action en même temps que celui qui regarde. Dans les différentes propositions théâtrales qui ont été faites (depuis le début de la pandémie), on ne montre que de la captation, de l’enregistré. C’est une erreur totale, complètement à côté de la plaque. Quand on regarde un match de foot, on a besoin du direct : on ne va pas regarder un match de foot qui s’est joué il y a trois jours. C’est pourtant ce qu’on n’arrête pas de demander aux gens de théâtre, et je trouve ça complètement absurde. On ne l’a pas encore acquis totalement dans les consciences.
Rabudôru est la première moitié d’un diptyque que vous poursuivrez l’année prochaine avec L’Avare de Molière. Comment ces deux pièces se répondent-elles, à 350 ans d’écart?
Derrière la question de la « love doll », on s’est très vite posé la question de la perspective d’un profit financier lié à sa fabrication. Autrement dit, comment l’argent pouvait modifier les relations intrafamiliales. C’est la question du conflit entre l’argent et le bonheur, qu’on introduit avec la poupée, et qu’on souhaitait prolonger avec ce texte, qui est là depuis un moment et que j’avais envie de montrer aussi, en le mettant en parallèle dans cette notion de diptyque.
Rabudoru, poupée d’amour,
texte et mise en scène d’Olivier Lopez.
Ce soir à 20 h – Kinneksbond (Mamer).
(Au Japon), la poupée est devenue un objet de contre-culture qui permettait aux hommes de défier le schéma traditionnel du travail et du mariage
La crise que l’on traverse a mis en lumière la dimension numérique, mais elle ne va pas remplacer le geste théâtral
Inerte, fragile,
mais tellement intelligente
La femme, on le sait, est l’avenir de l’homme. Mais la poupée, elle, est-elle l’avenir de la femme? C’est l’une des questions soulevées dans Rabudôru, poupée d’amour, dès les premières minutes, quand Nora (Laura Deforge) prend la parole devant les ouvriers de l’usine de jouets pour enfants, s’alarmant de la transformation du lieu et de son activité en fabrique de poupées de silicone pour adultes. Malgré ce qu’affirmait Michel Polnareff, la poupée ne fait pas non. Elle ne fait pas oui non plus, d’ailleurs : elle ne fait rien. Aussi inerte qu’elle semble être réelle. Sa présence est même édifiante : on la voit de dos, de profil, elle n’est jamais clairement présentée au public (par son nom non plus d’ailleurs, «elle» qui s’appelle Lucie, puis Madeleine, Dorothée…). Pourtant, on devine à sa silhouette qu’elle est plus vraie que nature.
Distinguer ce qui est vrai et ce qui est faux, c’est l’enjeu principal de la pièce, qu’Olivier Lopez explore, frontalement ou non, à travers ses différentes thématiques, toutes personnifiées (pour ainsi dire) par la poupée. Sorte de personnification ultime (et dangereusement belle) du capitalisme, dans ce qu’on peut lui trouver de bénéfique comme dans ce qu’il a de pire, elle cristallise toutes les problématiques et – surtout – les craintes de notre époque (la solitude, l’égalité hommes-femmes, les questionnements intergénérationnels quant à l’amour, la fragilité de la société…).
Avec une mise en scène inventive, qui mélange mise en scène minimaliste et captation en direct, utilisée comme dans un film dont on verrait à la fois le film à l’écran et les coulisses, et un excellent quatuor d’acteurs qui se met au diapason d’un texte ambitieux et qui vogue superbement entre comédie, drame et questionnements de société (avec un inoubliable climax en musique, avec du Johnny Hallyday comme galvanisant mot de la fin), Rabudôru, poupée d’amour est un vrai morceau de théâtre intelligent. Surtout, c’est un immense plaisir.
V. M.