Sœur et frère à la ville, Renelde Pierlot et Jean Bürlesk examinent les troubles psychotiques et leurs répercussions sur la famille des malades avec la pièce Pas un pour me dire merci, jouée à partir de ce mardi soir et jusqu’à dimanche au théâtre d’Esch.
Après Voir la feuille à l’envers, créée au théâtre des Capucins en février 2019 puis qui a investi le théâtre d’Esch-sur-Alzette en octobre dernier, qui s’intéressait à la dépossession de la sexualité des personnes handicapées et des personnes âgées, Renelde Pierlot continue d’explorer le terrain des «invisibles» avec Pas un pour me dire merci, dont la première se tiendra ce soir à Esch. Une nouvelle création qui jette un regard inédit sur la maladie mentale à travers le prisme de la famille, et qui résulte d’un long travail de recherche pour lequel la metteuse en scène et son frère, Jean Bürlesk, coauteur de cette pièce «à trois têtes» (avec l’acteur Francesco Mormino), ont rencontré «l’Association des familles ayant un proche atteint de psychose au Luxembourg (AFPL), le Centre KanEl, qui s’intéresse au rapport entre enfants et parents dans la maladie, et des représentants du SPAD (NDLR : Soins psychiatriques à domicile)», mais aussi des personnes malades et des professionnels de la santé. Pour contribuer à briser un tabou, pour que l’on arrête de minimiser ou d’ignorer les troubles mentaux.
C’est la première fois que vous travaillez ensemble. Comment cette première collaboration entre sœur et frère s’est-elle passée ?
Renelde Pierlot : C’était particulier (elle rit). La directrice du théâtre d’Esch, Carole Lorang, m’avait promis une mise en scène cette saison, elle m’a demandé si je voulais mettre en scène la pièce de mon frère. J’ai longuement réfléchi, pesé le pour et le contre : j’aime beaucoup m’entourer de gens que j’aime dans le travail, mais les rapports familiaux et professionnels sont très différents. Finalement, j’ai accepté et je n’ai pas regretté du tout. C’est devenu une vraie collaboration : Jean a écrit une première ébauche de la pièce avec laquelle je n’étais pas vraiment d’accord, et c’est de là que le projet a été recentré sur les troubles psychotiques.
Quelle était cette première ébauche ?
Jean Bürlesk : Tout est parti d’une proposition que j’ai faite au théâtre d’Esch en septembre 2019. Mon idée était de faire une pièce sur la famille en travaillant le mythe de Médée. Au fur et à mesure du projet, et en discussion avec Renelde, la pièce a évolué sur la maladie mentale. Une question que l’on peut évidemment se poser quand on parle de Médée, mais on s’en est éloignés pour aller vers quelque chose de très quotidien, de très moderne, où il est question de gérer la maladie mentale dans la famille et de gérer la famille dans la maladie mentale.
La pièce est le résultat d’un long travail de recherche durant lequel vous avez rencontré beaucoup d’associations, de médecins et de malades. Vous n’avez jamais eu envie d’en faire une pièce documentaire ?
J. B. : Pour une thématique aussi importante, même si on ne raconte pas une histoire biographique et que notre famille fictive nous apporte beaucoup de liberté créative, il fallait vraiment que ce soit ancré dans le réel. Dans les retours qu’on a eus, les personnes concernées retrouvaient beaucoup d’éléments de leur propre vécu. On peut raconter des choses très proches de la réalité, mais on n’a pas voulu faire quelque chose de documentaire. Cette famille fictive permet d’aborder le sujet tout en laissant la possibilité aux gens de se reconnaître autant qu’ils le veulent. C’est une thématique tellement critique, tellement personnelle, qu’il faut trouver le juste milieu, et on a choisi le chemin qui nous paraissait le mieux.
De quelle façon ces rencontres ont-elles nourri la mise en scène ?
R. P. : Le théâtre est ma participation citoyenne pour réfléchir à la société dans laquelle on vit, et il est très important pour moi de rencontrer des gens. Leur générosité et leur confiance nous donne une nécessité de les faire entendre, de parler de cette problématique grandement ignorée. Alors je nourris très fortement les acteurs de toutes sortes de documentations : des documentaires, des films, des lectures, des témoignages qu’on a recueillis… Ils portent autre chose sur le plateau que s’ils voyaient leur personnage comme un rôle de théâtre. J’ai la sensation que sur le plateau, ils sont plus dans le “vivre” que dans le “faire”. Je peux vous dire qu’ils sont éreintés (elle rit). Jouer ce spectacle leur demande beaucoup d’énergie.
Il y a tellement de manières de vivre la maladie qu’on ne peut pas exprimer une vérité; on doit représenter une panoplie d’expériences
Est-ce parce que la maladie est ignorée qu’il fallait la traiter aussi à travers le regard des autres ?
J. B. : L’OMS dit qu’un quart de la population mondiale sera touchée à un moment donné par la maladie mentale sous une forme ou une autre. C’est énorme et, à des degrés plus ou moins importants, ça nous concerne tous. Pourtant, on en parle peu. Mais ce dont on parle encore moins, ce sont les personnes qui sont autour : la famille, souvent, doit gérer et vivre avec la maladie, et les relations sont troublées par ces comportements qui vont forcément être différents. La plupart des cas sont traités en ambulatoire, ils sont à la maison, avec la famille. On a souvent, dans les films, ces images de personnes dans un asile : ce n’est pas la réalité des gens. Ceux qui vont gérer la maladie au quotidien, ce sont les proches.
R. P. : Au Luxembourg, cela ne fait que cinq ans que le gouvernement a accordé au Réseau Psy d’ouvrir une capsule, le Centre KanEl (NDLR : pour «kanner-elteren»), qui essaie de maintenir le lien parents-enfants quand il y a, chez l’un ou chez l’autre, des troubles psychotiques. Avant cela, quand on voyait à la maternité qu’une mère avait des troubles, l’enfant était presque déjà placé d’office. Et il n’y a pas si longtemps que ça, les personnes avec des troubles psychotiques rares étaient stérilisés de force.
J. B. : La maladie est quelque chose d’extrêmement individuel. Il y a tellement de manières de la vivre qu’on ne peut pas exprimer une vérité; on doit représenter une panoplie d’expériences. Chez nous, la mère est malade, le père est désemparé, et les trois enfants nous ont permis de représenter des points de vue très différents face à la maladie : du rejet, de l’agression, la recherche de solutions pragmatiques, l’identification voire le mimétisme avec la personne malade, jusqu’à la tentative de suicide. Dans ces enfants, il y a trois réactions très différentes, qui sont représentatives de ce que l’on retrouve dans les entourages, d’après tous les témoignages que l’on a pu rassembler.
La pièce s’articule autour de scènes de repas. Quelle signification ces moments ont-ils pour vous et comment vous ont-ils permis de faire voir ce qui est invisible ?
R. P. : Avant d’être centré sur les repas, c’est surtout centré sur la famille. Et le repas, dans une famille, est un rendez-vous auquel on n’échappe pas. C’est un point de rencontre. Dans la pièce, c’est aussi un moment où l’état de la maman change : elle passe à travers différentes phases de la psychose, et est dans une différente phase à chaque repas. Ces phases psychotiques forment une boucle qui se répète plusieurs fois, que l’on a étalée dans la pièce sur une durée de quarante ans.
Qu’en est-il de la figure de Jeanne d’Arc, à laquelle le personnage de Mater s’identifie ?
R. P. : C’est une figure qui permet de briser le quatrième mur et de faire s’adresser le personnage de la mère au public. Avec ses troubles, elle sent des choses que les autres ne sentent pas : elle sent qu’on l’observe et interroge les voix, qui seraient le public.
J. B. : Il est difficile de la diagnostiquer 500 ans après, mais Jeanne d’Arc était peut-être une personne malade. Mais elle a changé l’histoire : c’est bien la preuve qu’une personne malade est une personne à part entière, et la maladie ne doit pas être la seule chose qui la définit. Avec cette figure, Mater a la possibilité de s’imposer dans un grand monologue, qui donne à voir une autre perspective. Le premier problème de la maladie mentale, c’est qu’on a tendance à l’ignorer ou à la mettre en doute. “Fais un effort”, “ça ne tient qu’à toi”… Si quelqu’un perd une jambe, c’est clair : il a un handicap. Pourtant, la maladie mentale est tout aussi débilitante que n’importe laquelle. Il faut la voir, l’accepter, faire avec. La perception de la maladie existe peut-être moins de nos jours qu’au temps de Jeanne d’Arc, à cette époque où il y avait une tradition de prophétesse, de personne illuminée, qui amène autre chose dans la société. Même si ce n’est pas la perspective à adopter, au moins on voyait la personne. On cache plus la maladie maintenant qu’à d’autres époques et dans d’autres cultures.
Entretien avec Valentin Maniglia
Ce mardi soir, jeudi et vendredi à 20h. Dimanche à 17h.
Escher Theater – Esch-sur-Alzette.