Pour la première fois, le TNL présente, ce vendredi et samedi, une pièce en portugais. C’est Neva, du Chilien Guillermo Calderon, mise en scène par João Reis. À la distribution, des stars de la télé portugaise.
Dimanche 22 janvier 1905, Saint-Pétersbourg. Une manifestation populaire sur la place du Palais d’Hiver est réprimée violemment par l’armée du tsar. Un «Dimanche rouge» qui fera entre 96 morts, selon les chiffres officiel, et 10000, selon la presse britannique d’alors. C’est ce jour-là que la veuve de Tchekhov, Olga Knipper, la jeune Macha et Aleko répètent La Cerisaie.
Les autres comédiens n’ont pas réussi à rejoindre le théâtre, pris par le tumulte de cette journée. Comment penser au théâtre quand les gens meurent dans la rue? Voilà la question que se posent les personnages et que propose au public cette première pièce de Guillermo Calderon, Neva. Rencontre avec le metteur en scène.
C’est la première fois que le TNL présente une pièce en langue portugaise. Est-ce quelque chose qui vous touche?
João Reis : Certainement! Je savais déjà avant qu’il y avait une grande communauté portugaise au Luxembourg; des gens qui n’ont peut-être pas l’habitude de voir du théâtre, et surtout pas du théâtre en portugais. J’espère donc qu’ils vont venir cette fois, voir cette proposition, découvrir mon travail et voir les acteurs qu’ils connaissent probablement, surtout Sara Barros Leitão et Cristóvão Campos, qui ont beaucoup tourné pour la télé.
Vous aussi.
Oui, moi aussi, mais dans ce cas, je ne suis que le metteur en scène, je ne joue pas. Mais oui, j’espère que de nombreux spectateurs vont venir et, parmi eux, beaucoup de Portugais. À l’étranger, la relation que les communautés portugaises gardent avec leur pays passe souvent, j’ai l’impression, par la musique et surtout la musique populaire. On va donc voir comment ils réagissent pour cette pièce. Andreas Wagner (NDLR : dramaturge du TNL qui vient de prendre les fonctions de coordinateur général d’Esch 2022, capitale européenne de la culture), en tout cas, m’a dit qu’il prenait ça comme un investissement pour le futur.
Comment s’est fait le lien entre cette production 100 % portugaise, le Luxembourg et le TNL?
Andreas Wagner est venu à Lisbonne l’année dernière en tant que membre de l’Union des théâtres européens. Il est venu voir Neva , car il connaissait déjà l’auteur, Guillermo Calderon, il a aimé le spectacle et nous a invités à venir.
Venons-en à la pièce. Qu’est-ce qui vous a donné envie de mettre en scène Neva , première œuvre de Calderon?
Il aborde un sujet très important pour nous acteurs : faut-il continuer à jouer, à répéter une pièce, alors que des gens sont en train de se faire assassiner juste à côté? C’est une décision importante. Primordiale. Difficile. Une décision politique. Mais quelque part, faire du théâtre, de l’art, c’est aussi un acte politique. Macha est une sorte d’anarchiste révolutionnaire. Elle demande à ses collègues pourquoi ils ne sont pas à la manifestation contre le tsar. Mais, en même temps, elle n’y est pas non plus. Elle va donc fustiger un théâtre bourgeois et même le public.
Un questionnement qui n’est pas sans rappeler la phrase qu’on attribue à Churchill quand il était question, à cause de la guerre, de baisser les fonds de la culture : « Then what are we fighting for? » (Mais dans ce cas, pour quoi se bat-on?)…
Oui, c’est un peu la même idée. Il y a une chose très curieuse dans la pièce, c’est que chaque personnage défend un point de vue totalement différent de l’autre. Mascha, comme je le disais, a son idéal anarchiste révolutionnaire, mais à l’inverse, Olga a un regard plus bourgeois, plus âgé. Aleko et Macha aiment beaucoup Olga, ils l’admirent en tant que comédienne, c’est l’actrice la plus importante de Russie, en plus d’être la veuve de Tchekhov, mais en même temps, ils sentent une grande désillusion par rapport à sa façon de voir ce qui se passe dehors. Elle est un peu déconnectée du monde.
Car il y a aussi ça dans la pièce : il est question des prémices de la révolution russe, mais aussi des prémices d’une révolution théâtrale, avec Tchekhov et Stanislavski, contre le théâtre installé, bourgeois. Il est donc question, effectivement, de l’utilité du théâtre dans la société.
L’histoire de la pièce se déroule en 1905, la pièce a été écrite en 2008, pourquoi la reprendre aujourd’hui? A-t-elle une résonnance avec ce qui se passe dans le monde?
Je crois, oui. D’abord parce que la pièce contient quelques éléments anachroniques : il est question de Staline, du chien Laïka, etc. D’un côté, ils rappellent l’histoire russe et, de l’autre, ils rendent le récit intemporel. Et puis, Calderon a dit dans une interview que le fleuve Neva, qui traverse Saint-Pétersbourg et qui a donné son nom à la pièce, est un fleuve qui traverse toute l’Europe, car comme la Russie en 1905, on est en train de devenir quelque chose qu’on ne connaît pas encore. L’Europe est en train de s’isoler de plus en plus, d’avoir un discours de plus en plus radical. Ce qui renvoie, une nouvelle fois, à l’idée de l’utilité de l’art et de l’artiste.
L’histoire de la pièce se passe sous le régime autoritaire du tsar en Russie, Calderon est né au Chili sous le régime autoritaire de Pinochet, vous au Portugal sous celui de Salazar, est-ce un lien qui vous unit?
Au sujet de Pinochet, Calderon dit qu’il a entendu beaucoup d’histoires typiques d’un régime totalitaire, qui rappellent ce qui a pu se passer en Russie. Après, en ce qui me concerne, je n’avais pas pensé à ça. Je n’avais qu’une dizaine d’années lors du 25 Avril (NDLR : 1974, date de la révolution des Œillets), mais oui, en effet, il y a une connexion. Et c’est vrai qu’on a l’impression que ce genre de régime est en train de revenir. La peur est installée. Et grâce à ça, les discours radicaux attirent les gens.
Et encore une fois, comme dans la pièce, la culture peut être la solution.
Oui, je pense. Il y a des gens qui disent qu’ils vont au théâtre pour oublier, moi je préfère me dire que je vais au théâtre pour me rappeler.
Comment se présente votre pièce d’un point de vue scénographique?
Très simplement, c’est une salle de répétition dans un théâtre. Ce qui se passe à l’extérieur n’est là qu’à travers des références sonores et dans une certaine agitation avec laquelle arrivent les comédiens au théâtre.
Pablo Chimienti
TNL – Luxembourg. Vendredi 25 et samedi 26 novembre à 20 h. Infos sur le site du TNL.