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[Théâtre] Myriam Muller sur Ivanov : «Avec Tchekhov, c’est « place au jeu » !»


Ils sont onze comédiens à se partager la scène du Studio du Grand Théâtre pour cette création d'Ivanov, de Myriam Muller : Mathieu Besnard (Lvov), Denis Jousselin (Chabelski), Nicole Max (Zinaïda), Jorge de Moura (Doudkine), Sophie Mousel (Anna), Valéry Plancke (Lébédev), Manon Raffaelli (Sacha), Raoul Schlechter (Kossykh), Pitt Simon (Borkine), Anouk Wagener (Babakina), Jules Werner (Ivanov) (Photo : Boshua)

Myriam Muller met en scène, à partir de vendredi au Grand Théâtre de Luxembourg, Ivanov d’Anton Tchekhov. Sa version, très personnelle, mélange comédie et tragédie, récit d’hier et musique d’aujourd’hui. Rencontre.

Deux versions d’Ivanov, une œuvre de jeunesse de Tchekhov, existent. La «comédie en quatre actes» présentée en 1887 avait été un échec. Le «drame en quatre actes» présenté deux ans plus tard a, lui, connu le succès. Le récit, pourtant, reste le même. Ivanov, nom très commun dans la Russie de Tchekhov, est un petit propriétaire terrien dans un coin un peu perdu de l’immensité de l’empire d’Alexandre III. Intelligent, gentil et ouvert – lui, l’orthodoxe, a épousé une juive, chose peu commune pour l’époque –, l’homme est peu à peu envahi par la mélancolie. Il déprime, dirait-on aujourd’hui.

Faut bien reconnaître que son sort est peu enviable : il est criblé de dettes et sa femme, déshéritée par ses parents au moment de ses épousailles, est très malade. Mourante même. Et lui, ayant atteint la quarantaine, n’a plus vraiment la force de se battre, ni contre le destin ni contre cette petite bourgeoisie qui l’entoure, bête et méchante, hypocrite et ouvertement antisémite. Ivanov, en antihéros absolu, décide de fuir lâchement.

Comme à son habitude, la metteuse en scène grand-ducale Myriam Muller, dont les habitués des Théâtres de la Ville ont gardé en mémoire les excellents Don Juan en 2015, Anéantis en 2018 et Breaking the Waves la saison dernière, reprend l’œuvre et la remet non seulement à sa sauce, mais la rend également tout à fait actuelle. Rencontre.

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Vous avez joué dans plusieurs pièces de Tchekhov et déjà mis en scène Oncle Vania en 2015 au théâtre du Centaure. Quelle relation entretenez-vous avec l’œuvre du natif de Taganrog ?

Myriam Muller : Tchekhov est un auteur qui me suit dans ma carrière. J’ai joué La Mouette, La Cerisaie, Oncle Vania et d’autres courtes pièces, aussi bien en allemand qu’en français, j’ai effectivement déjà monté Oncle Vania au Centaure et maintenant Ivanov. Tout comédien a envie de jouer Tchekhov : avec lui, c’est « place au jeu! ». Et en tant que metteur en scène, c’est un bon exemple du travail que j’aime faire dans la choralité. Même des pièces qui ne sont pas forcément chorales, je les monte de façon chorale, donc, niveau forme, là, je suis comblée.

Vous dites « place au jeu ! ». C’est-à-dire ?

Ce sont des pièces d’acteur! Basées uniquement sur des propositions d’acteur. Il y a des scènes très, très fortes qui tiennent toutes seules, et d’autres, de fête, où on papote, on parle de l’ennui… Là, le texte en tant que tel est presque documentaire, c’est vide, creux, car il fait partie de la critique qu’il fait de la société bourgeoise de province. Là, tout part de l’acteur. Ce sont des interactions avec de petites phrases par-ci par-là, des réactions… comme la vie. Et ça ne peut marcher que si l’acteur s’approprie vraiment tout ça, qu’il est bon et qu’il est aussi en connexion avec ses partenaires! On ne peut jouer la choralité que si on est en totale connexion avec les autres. Cela demande une maestria de comédie exceptionnelle.

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C’est la comédienne qui parle ou la metteuse en scène ?

La metteuse en scène… qui est aussi comédienne. C’est d’ailleurs pour ça que je connais les difficultés.

Ivanov est une œuvre de jeunesse de Tchekhov. Une pièce qui s’est plantée en tant que comédie avant d’être réécrite sous forme de drame. Malgré cela, vous avez choisi de prendre la version qui s’est plantée.

(Elle rit) Pas tout à fait. En fait je me suis basée sur les deux versions. Mais dans la première version, toutes les scènes d’ensemble sont beaucoup plus détaillées et le côté comique ressort beaucoup plus. Comme, au départ, j’avais envie de faire une comédie, j’ai voulu remettre à jour la première version de Tchekhov. Car je voulais une comédie qui allie fond et forme.

Le fond, justement. Ivanov est un monsieur lambda, un monsieur Schmidt au Luxembourg ou un monsieur Dupont en France…

C’est exactement ça. C’est un homme lambda, un monsieur Tout-le-monde. Pas tant parce qu’il est, lui, banal, mais parce que ce qui lui arrive peut arriver finalement à tout un chacun. Tchekhov était médecin aussi et à l’époque on est encore à l’avènement de la psychanalyse, puisqu’il est contemporain de Freud. Le mot dépression, qui est aujourd’hui un peu galvaudé, n’existait pas encore. Dans la pièce, il est dit : « Dans l’être humain il y a trop de clapets et de rouages pour qu’on puisse déterminer quelqu’un en cinq minutes », mais là, on a un personnage qui, aujourd’hui, serait très probablement considéré comme dépressif, mais qui est tout le temps dans l’interrogation, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, même s’il se sent dévaler la pente.

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Financièrement ça ne va pas fort, sa femme est très malade, elle mourra d’ailleurs avant la fin de la pièce. Il se met alors avec une jeunette qu’il n’aime pas vraiment, mais qui lui apporte une dot…

Ça, c’est ce que les autres disent de lui. Mais le fait de sortir avec une femme plus jeune à la quarantaine, c’est finalement banal. Le désir qu’il a pour cette fille est réel. Mais c’est de la poudre aux yeux, c’est sûr. C’est complexe.

Il y a aussi un certain antisémitisme.

Pas chez lui. Il a d’ailleurs épousé une juive. Mais la société dans la pièce est effectivement très antisémite. Lui défend, au contraire, le fait qu’il s’est marié autrement que les autres, même si elle s’est convertie, c’est difficile socialement.

La pièce est donc représentative de toute l’œuvre de Tchekhov. Comment expliquez-vous que ces récits de la petite bourgeoisie provinciale russe de la fin du XIXe siècle nous parlent encore à nous, Européens occidentaux du début du XXIe ?

Je pense que Tchekhov décrit merveilleusement l’être humain, qui n’a pas changé en plus de 2 000 ans. Sophocle, bien que pour d’autres raisons que Tchekhov, demeure tout aussi actuel. Tchekhov parle de la tragédie de l’homme du quotidien. La tragédie de la vie. Ses personnages ne sont ni des héros ni des demi-dieux et ne sont pas des rois.

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Peut-on alors voir dans Tchekhov une sorte d’anti-Shakespeare ?

Oui et non. Il traite des grandes questions de l’homme, tout comme Shakespeare. Il n’est donc pas l’anti-Shakespeare. Mais dans la forme, oui, ça change beaucoup.

Que dire d’autre sur cette création ?

D’abord je pense qu’il faut saluer les Théâtres de la Ville qui permettent à un créateur de monter une pièce avec onze comédiens. Une vraie pièce d’ensemble. Par ailleurs, ce qu’il faut bien dire, c’est qu’on propose là un spectacle musical. Ce n’est pas La La Land, mais ça danse et ça chante, en live. Une manière de retrouver ce côté un peu excessif russe, slave. Un sentiment qu’on peut retrouver, à mon sens, à travers la chanson. Car la musique touche tout de suite au cœur. On a donc travaillé sur des standards musicaux.

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Une dernière remarque. Vous avez parlé de pièce d’ensemble. Justement, c’est une arlésienne au Luxembourg, la création d’une troupe professionnelle…

Je le regrette beaucoup, mais on ne l’aura jamais, car ce n’est pas la volonté des grandes maisons ni une volonté politique. Je viens de la danse classique, je suis donc une artiste de troupe. Dans une troupe, il y a une accélération dans la création extraordinaire. Je regrette donc que ça n’existe pas au Luxembourg.

Pablo Chimienti

Grand Théâtre – Luxembourg. Première, ce vendredi à 20h. Puis jusqu’au 6 mars