Le classique contemporain de la saison au théâtre du Centaure, c’est Juste la fin du monde. Une pièce où plane la mort, mais qui, selon la metteuse en scène, Myriam Muller, est paradoxalement «très vivante». Rencontre.
Moins d’une heure après avoir convenu d’un rendez-vous par téléphone avec une Myriam Muller occupée par le filage de sa pièce, la sentence tombe : les deux premières représentations de Juste la fin du monde, initialement prévues vendredi et dimanche soir, sont annulées. Le comédien principal, Tristan Schotte, a été testé positif au Covid-19, et la première sera donc déplacée à mercredi prochain, «en espérant qu’il n’y a pas d’effet domino», précise la metteuse en scène. Les résultats des tests PCR de tout le monde ne seront connus que ce week-end, mais le feu vert semble bien donné au début de semaine prochaine pour les générales et pour présenter la pièce ce 2 mars au Kinneksbond de Mamer, dans le cadre du partage de plateaux avec les théâtres de la Ville.
La pièce du dramaturge canadien Jean-Luc Lagarce est chère au cœur de Myriam Muller. C’est donc celle-là que la directrice artistique du théâtre du Centaure a choisi de mettre en scène comme classique contemporain de la saison, quelques semaines après un hasard tragique du calendrier : le décès prématuré de Gaspard Ulliel, qui tenait le rôle principal de Louis dans l’adaptation cinématographique de la pièce, réalisée par Xavier Dolan en 2016. La metteuse en scène nous guide dans sa propre relation avec la pièce, son adaptation et son travail avec les comédiens.
Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette pièce comme classique de la saison ?
Myriam Muller : Après le covid, il était important de soutenir les acteurs de la place, tant devant que derrière le plateau, donc on a aussi fait beaucoup de commandes de textes à des auteurs – Moi, je suis Rosa, de Nathalie Ronvaux, et Erop, de Romain Butti, qui se jouera au mois d’avril. Dans ce contexte, j’avais envie de faire un classique contemporain. Juste la fin du monde, c’est une pièce que j’aime depuis très longtemps, qui touche à beaucoup de thèmes qui m’intéressent : la mort, la famille, le manque de communication… J’ai un peu hésité, parce qu’elle était grillée pendant un temps, avec son adaptation en film. Mais c’est une pièce de théâtre avant tout, qui entrait parfaitement dans la ligne de programmation. Et puis, dans cette pièce, il y a aussi une mise en abyme de ce que c’est, être artiste : il est difficile de se détacher de la vie de Jean-Luc Lagarce quand on traite son œuvre, les deux sont intimement liées. Il a écrit cette pièce en étant malade, se sachant condamné. Être artiste sous-entend une forme d’impudeur : c’est se servir – et parfois abuser – de la vie privée, la nôtre, celle de nos proches, la vie que les gens nous racontent, pour la mettre dans notre travail. C’est à la fois sublime et dérangeant.
La maladie, la mort, le manque de communication au sein de la famille… Les thèmes forts de la pièce renvoient aussi à un tout autre contexte, celui que l’on vit depuis deux ans…
Tout à fait. La maladie plane depuis deux ans, on perd des proches sans que l’on puisse leur dire au revoir… Les problèmes de cette famille, ce sont les non-dits qui sortent au fur et à mesure; Louis n’a pas la place pour dire où il en est, lui. En même temps, il a quitté cette famille il y a plus de dix ans, ce sont des étrangers, désormais. C’est d’ailleurs l’une des questions de la pièce : quand on est de la même famille, est-ce qu’on se connaît forcément ? Louis n’est pas un héros, il fait ce qu’il peut. J’y trouve aussi des parallèles avec d’autres auteurs contemporains comme Édouard Louis ou Didier Eribon et son Retour à Reims, qui parlent de ce traitement social, d’échapper à une certaine misère sociale et intellectuelle, au risque de se couper complètement de sa famille. Cela revient, pour le personnage, à mourir seul. Est-ce que c’est juste ?
Dans Juste la fin du monde, on se provoque, on s’invective, comme une succession de petites explosions. Monter cette pièce, est-ce lié à une certaine urgence, un besoin de laisser éclater de la colère ou de la frustration ?
Monter une pièce, quelle qu’elle soit, c’est le produit d’une urgence, c’est sûr. Celle-ci est tellement profonde, elle parle avant tout de la vie et de la mort, c’est au-delà de la colère. Quand on se sent condamné, on philosophe : le personnage commence en disant qu’il mourra « à son tour » dans un an. D’un autre côté, à son retour dans sa famille, il découvre que les autres sont restés dans leurs colères du passé. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a quatre personnages qui essaient de panser les plaies ou de les ignorer, et un personnage qui est, dans sa tête, déjà prêt pour la mort. En même temps, il a 34 ans, ce n’est pas un âge pour mourir. Cela dépasse l’enjeu de la colère, comme si Louis et les quatre membres de sa famille ne jouaient pas la même pièce.
C’est un grand plaisir de voir (les comédiens) travailler, et on veut être à la hauteur de ce qu’ils proposent sur le plateau
C’est une pièce chorale, avec une langue particulière. Était-il compliqué de trouver les bons comédiens ?
Bizarrement, ça a été très facile. Au moment où j’hésitais encore à monter la pièce, le seul argument qui allait pouvoir me décider était de trouver le comédien pour faire Louis. La difficulté pour ce rôle, c’est de trouver quelqu’un qui soit assez jeune et qui, dans le même temps, ait une maîtrise incroyable de son jeu. Lorsque j’ai rencontré Tristan Schotte, j’ai décidé de faire la pièce, car je savais que j’avais Louis. Ensuite, j’ai réparti les autres rôles, et c’est une distribution extraordinaire. Ils sont formidables. C’est une langue très difficile, qu’eux manient avec une grande simplicité. C’est un grand plaisir de les voir travailler, et on veut être à la hauteur de ce qu’ils proposent sur le plateau.
La langue est d’autant plus difficile que Lagarce joue avec l’usage de la parole, dans les silences, dans ce qui est là mais qui n’est pas dit. La pièce fonctionne comme une suite de petits monologues, c’est presque écrit comme un « showcase » pour chaque comédien…
Exactement. Celui qui vient d’ailleurs, du passé, devient un confident, un psy, un prêtre, et tous les personnages font sur lui et sur ce qu’il est devenu une projection. Ils sont du même sang, mais n’ont aucun lien dans leur vie quotidienne; ils peuvent se confier sans conséquence, car chacun sait qu’il repartira de toute façon. On est dans la cadre de la famille, mais c’est presque comme se confier à quelqu’un qu’on rencontre dans un bistrot et à qui on raconte sa vie.
Le grand non-dit de la pièce, c’est la mort. Vous parliez plus tôt de mise en abyme : Lagarce écrit cette pièce quand il est malade et mourra cinq ans après. Cinq ans, c’est le temps qui sépare aussi le moment où Gaspard Ulliel a joué Louis dans l’adaptation de Xavier Dolan et sa disparition tragique, en janvier dernier…
On essaie de laisser ça loin de nous et on ne veut surtout pas user de cette actualité pour parler de notre pièce. Je ne veux vraiment pas en parler. En revanche, Tristan a abordé la pièce en travaillant beaucoup sur le sens de se savoir condamné. Il a trouvé cette gravité, celle d’un homme qui, normalement, a encore toute la vie devant soi. Quand on sait qu’on va mourir, tout change : les rapports humains, la vision du monde… On ne peut pas monter Juste la fin du monde sans penser à la mort, ou la laisser planer. Mais il faut noter que Lagarce, jusque dans son titre, amène de la dérision. C’est « juste » la fin du monde. La vie continue, c’est terrible, mais les morts n’existent dans nos cœurs que tant qu’il y a encore des gens qui les ont connus vivants. Après deux générations, c’est fini. C’est aussi cela que raconte la pièce, et ça n’est pas du théâtre. Le fait de le dire, de le savoir, ça soulage des maux de la vie. Parfois, j’ai l’impression de monter un Tchekhov, il y a beaucoup de parallèles sur cette vision du monde, écrite avec dérision et un humour qui frise parfois le boulevard. Au final, c’est très vivant comme pièce !
Juste la fin du monde,
de Jean-Luc Lagarce.
Mise en scène de Myriam Muller.
Kinneksbond – Mamer.
Première mercredi 2 mars à 20 h.
Les représentations de vendredi et dimanche sont annulées.
La pièce
Juste la fin du monde ou l’histoire du fils prodigue. Juste la fin du monde ou l’annonce d’une apocalypse. Louis, âgé de 34 ans, revient dans sa famille après une très longue absence pour annoncer sa mort prochaine. Mais ce retour provoque chez ses proches de tels règlements de comptes qu’il n’arrivera pas à communiquer avec eux. Il repartira, comme il est venu, sans avoir rien dit, plus solitaire que jamais face à la mort. Une histoire de famille qui pourrait être la nôtre. Une succession de rendez-vous ratés qui bouleversent et font rire à la fois.
Terriblement affectée la dame… ily a plus important dans la vie…